La chambre obscure du poème

Que reste-t-il de la nuit dans les premiers instants du jour ? Dans son dernier livre, Michaël Glück saisit ce qui pourrait être, parfois, la naissance ou la promesse du poème et du jour.
Michaël Glück
Sur l’aube d’un ciel taché d’encre
Que reste-t-il de la nuit dans les premiers instants du jour ? Dans son dernier livre, Michaël Glück saisit ce qui pourrait être, parfois, la naissance ou la promesse du poème et du jour.

Dans un quatrain liminaire, le poète avance sa contrainte d’écriture : 

Chaque matin, depuis le 29 août 2013,
chaque matin je tente de disposer un distique de peu.
Passent les heures et il s’efface.
La journée s’envenime. 

Il s’agit donc de saisir l’instant du réveil, les mots venus de la nuit ou de l’aube. Non ponctués, avec deux vers de longueurs généralement différentes, les distiques, sans rime, peuvent avoir l’allure de haïkus ou d’aphorismes. On dirait des notes atmosphériques sur la météorologie extérieure ou intérieure. Ces vedute présentent un paysage unique que l’avancée des saisons fait varier (à l’exception des jours de voyage) : les volets du matin s’ouvrent sur des toits, avec leurs antennes et paraboles, un jardin, une place, une voie de tramway…

j’ai poussé gris sur gris
les volets contre le ciel

Mais c’est parfois plus coloré :

bleu cobalt au matin rose pourpre le soir
s’accroît s’étend dans le jardin ciel d’ipomées 

Chaque page de neuf distiques est accompagnée d’un dessin de Caroline François-Rubino : un horizon, le plus souvent, en lignes superposées, dessin suffisamment ouvert pour que les vers lui proposent un sens (ou un destin).

le poème est poème
dans la lumière du peintre 

Le principe et la modestie revendiqués autorisent l’expérimentation du sens littéral, que l’on détourne pour le renverser de son champ sémantique habituel :

le matin se jette
sous les roues d’un tramway 

Tout le livre s’échafaude ainsi, offre la vue du chantier en construction, comme si l’on pénétrait les coulisses de l’écriture. Alors seront déclinés les verbes d’action détournés (« le jour est tombé / dans la boîte aux lettres »), les sons répétés en assonances criantes d’un début de journée que l’on sait condamné (« balbutie » et « lit » se répondent). L’humeur se décline, entre peine et espoir léger qui passe.

ce gris du ciel encore
a l’odeur de la terre 

L’humeur du matin est liée le plus souvent au paysage dans l’anthropomorphisme simple d’une mélancolie ou, plus rarement, d’une joie transposées. Des interrogations simples :

fallait-il se lever
le jour l’a déjà fait 

Elles demeurent sans réponse, comme si le flot des pensées du matin se fixait avant le poème.

Grande affaire du matin : les mots qui viennent ou pas, « oiseaux prêts pour l’exil », comme si les écrire délivrait du tourment, comme si l’aube pouvait signifier l’espoir, alors que la nuit s’attarde :

déclore les yeux découdre les lèvres
vient la lumière d’un chant d’oiseaux 

Car chaque matin répète la lutte, initiale, originelle : le lever de rideaux, le passage du tramway, les signes qui entament la journée. Ce qui peut empêcher la venue du distique (qui vient malgré tout), ce sont les nouvelles du monde. Car « le livre de la nuit / s’ouvre sur les violences du jour » par la radio qui « vomit le monde » ou par le journal : 

ai lu le journal avant d’écrire
le distique du matin : foutu 

La mosaïque des vers livre alors un tableau des jours, éphémérides des aubes. Le distique peut être issu de la mémoire gardée d’un rêve, du livre lu avant de s’endormir : 

dormi sur l’oreiller de Bashô
la sente s’élargit au début du jour 

Certains matins domine la crainte qu’aucun distique ne naisse. L’enjeu n’est pas un jeu superficiel : 

tant que les mots me cherchent
je peux tenir debout 

Mais la chambre noire du poème peut rester muette. Parfois, « la poésie ne répond plus / elle est aux abonnés absents ». Ainsi le 13 décembre, puis toute la période du 22 juillet au 28 août seront « sans distiques », sans la moindre pirouette verbale pour en faire des distiques malgré tout. La « blessure » mène au « silence ».

une voix manque au visage
tatoué sous mes paupières

Isabelle Lévesque