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La compréhension musicale

 Imaginez qu’au journal de 20 h on vous annonce que la Joconde a été volée ; vous comprendriez sans peine ce qui s’est passé. Imaginez maintenant une nouvelle de ce genre : « des individus se sont emparés de la Septième Symphonie de Beethoven » ; l’annonce vous laisserait sans doute plus perplexe (1). Qu’est-ce que peut bien être une œuvre musicale ? Si la partition et l’exécution sont deux objets physiques, ce n’est pas le cas de l’œuvre elle-même.
Sandrine Darsel
De la musique aux émotions. Une exploration philosophique
 Imaginez qu’au journal de 20 h on vous annonce que la Joconde a été volée ; vous comprendriez sans peine ce qui s’est passé. Imaginez maintenant une nouvelle de ce genre : « des individus se sont emparés de la Septième Symphonie de Beethoven » ; l’annonce vous laisserait sans doute plus perplexe (1). Qu’est-ce que peut bien être une œuvre musicale ? Si la partition et l’exécution sont deux objets physiques, ce n’est pas le cas de l’œuvre elle-même.

Sartre, dans L’Imaginaire, voyait les choses ainsi : « La VIIe Symphonie n’est pas simplement – comme les essences, par exemple – hors du temps et de l’espace : elle est hors du réel, hors de l’existence. Je ne l’entends point réellement, je l’écoute dans l’imaginaire », l’œuvre se donne « comme un perpétuel ailleurs, une perpétuelle absence ». Pour un autre philosophe moins enclin aux entités mystérieuses, l’Américain Nelson Goodman, l’œuvre musicale est l’ensemble des exécutions – passées, présentes et futures – conformes à la partition.

Telle est la question de l’ontologie de l’œuvre musicale, à laquelle Sandrine Darsel consacre la première partie de son livre (issu de sa thèse), ouvrage de philosophie analytique et de langue française, ce qui n’est pas si fréquent, surtout avec la musique pour objet. Reprenant une distinction de Strawson (Individuals, 1959), elle oppose la métaphysique révisionniste à la métaphysique descriptive, qui a sa préférence. En premier lieu, elle discute trois conceptions révisionnistes : la conception mentaliste, illustrée par Collingwood, selon laquelle « une œuvre musicale est un objet idéal existant dans l’esprit de l’artiste qui l’a composée », théorie menacée pour elle d’« évanouissement ontologique » ; la conception nominaliste (défendue par Goodman, cité plus haut) ; la conception platoniste radicale, conception réaliste selon laquelle l’œuvre musicale (le type) est un universel, qui peut être « instancié » (par ses token) un nombre indéfini de fois. Cette vue, qui a de nombreux partisans, suscite pas mal de difficultés ; notamment, une œuvre préexisterait à celui (le compositeur) qui dès lors ne la crée pas mais la découvre, comme Christophe Colomb l’Amérique ! Autre problème pour le platonisme extrême, on peut penser qu’une œuvre musicale ne se résume pas à une structure sonore abstraite : l’instrumentation (au moins depuis le XVIIIe siècle) n’est pas seulement une parure, elle participe à l’identité même de l’œuvre. Pour Sandrine Darsel, l’idée qu’une œuvre puisse exister sans être exécutée est une autre difficulté ; mais n’est-ce pas là confondre l’œuvre et son exécution, l’accès à l’œuvre et son existence même ?

Sandrine Darsel propose ensuite un « changement de perspective » en contestant que les œuvres musicales dans leur diversité puissent répondre à un mode d’existence unique. Optant pour une « ontologie immanentiste d’accueil », elle opère une classification tripartite, fondée sur le mode de fonctionnement des œuvres, et qui distingue : l’œuvre-interprétation, où « le musicien doit suivre les instructions normatives du compositeur » ; l’œuvre-enregistrement, créée pour la production d’un disque ; l’œuvre-en-acte, qui, au contraire des deux précédentes, est une entité singulière (l’expérience ne se répétera pas), une improvisation pour l’essentiel. Cette analyse est à rapprocher de celle de Jean Molino, qui (dans Le Singe musicien, Q.L. n° 1003) définit de la façon suivante le triple mode d’existence du phénomène musical (comme, selon lui, de toute forme symbolique) : c’est à la fois un objet produit, un objet perçu et un objet arbitrairement isolé. Mais s’il envisage trois points de vue applicables à une même œuvre, Sandrine Darsel distingue quant à elle trois catégories d’œuvres, de manière à prendre en compte la variété des œuvres musicales auxquelles nous avons affaire aujourd’hui tout en retenant une définition qui soit valable pour chacune d’entre elles : « entité concrète particulière physique issue d’une action intentionnelle et ayant pour manière d’être essentielle celle d’être une œuvre d’art ».

Sandrine Darsel se demande ensuite si la musique peut exprimer des émotions. Elle se prononce pour la réalité, au sens philosophique, des propriétés expressives des œuvres musicales, propriétés que celles-ci possèdent métaphoriquement : une œuvre n’est pas triste de la même façon que peut l’être un homme. Un énoncé attribuant une propriété expressive à une œuvre musicale n’en est pas moins susceptible d’être vrai ou faux, au même titre qu’un énoncé factuel. Par exemple, dire que le mouvement lent de la VIIe Symphonie est plein d’allégresse est « aussi faux » que de dire qu’il est écrit en sol majeur (il est en la mineur) : les énoncés émotionnels ont eux aussi une fonction descriptive. Les propriétés expressives surviennent (c’est le concept de « survenance », de l’anglais supervenience) sur les propriétés non esthétiques, c’est-à-dire qu’elles en dépendent sans se réduire à elles, comme pour certains le mental survient sur le physique. Sandrine Darsel illustre son propos par une analyse intéressante de la Ballade n° 1 de Chopin, dont elle étudie successivement les propriétés contextuelles, les propriétés formelles et les propriétés expressives. Sandrine Darsel prône un « réalisme esthétique modéré » : les propriétés expressives ne sont pas intrinsèques mais relationnelles. Aussi leur attribution requiert-elle un auditeur « situé dans des conditions d’observation adéquate » ; un sujet ignorant tout d’une tradition musicale déterminée ne sera pas à même de déceler dans une œuvre telle ou telle propriété expressive (2). Les propriétés expressives n’existent pas en soi, indépendamment de la sensibilité humaine. Cette position m’a fait penser à celle que défend, dans le domaine de la connaissance en général, un auteur américain, James W. Felt (Human knowing, Notre Dame, 2005). Dénonçant la théorie représentationnelle de la perception (qu’il qualifie de « mythe du théâtre » : nous n’aurions accès qu’à des sense data), ce dernier préconise un « réalisme relationnel » selon lequel « The appearing world (…) is a relational world involving both the external world and ourselves in the act of perceiving » (p. 32).

Dans la troisième et dernière partie de l’ouvrage, Sandrine Darsel s’interroge sur la compréhension musicale, qu’elle définit comme une sorte de « perception aspectuelle », autrement dit une expérience perceptuelle qui « combine la sensibilité et la pensée ». Pour l’auteur, « les émotions constituent un mode propre de la compréhension musicale », elles peuvent être « le sujet d’un assentiment rationnel ». Sur la question de savoir si plusieurs interprétations (le mot étant pris au sens de compréhension, pas d’exécution) d’une même œuvre sont possibles, Sandrine Darsel adopte un « pluralisme limité ». Quant au rôle des intentions de l’auteur dans la compréhension d’une œuvre, elle retient une conception constructionniste de l’interprétation : « la signification de l’œuvre dépend en partie des intentions hypothétiques attribuées à l’auteur postulé ». Sandrine Darsel conclut sur « la possibilité pour les œuvres musicales de jouer un rôle cognitif dans l’éducation sentimentale ».

Sur chaque point, Sandrine Darsel examine les arguments en présence avec beaucoup de précision. C’est un plaisir de la suivre dans ses inclinations : amour de la logique et de la minutie ; amour de la musique, de la philosophie.

1. J’emprunte cette « expérience de pensée » à Peter Kivy (Introduction to a philosophy of music, Oxford, 2002, p. 202).
2. Comme le dit magnifiquement D. Z. Phillips (Introducing philosophy, Blackwell, 1996, p. 23) : « The intelligibility of private experiences depends on external surroundings that we share. »

Thierry Laisney

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