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Le cinéma dans le Haut-Pays

Article publié dans le n°1012 (01 avril 2010) de Quinzaines

 On ne peut pas voyager toujours avec Cingria. La précieuse collection « Poche Suisse » des éditions L’Âge d’Homme propose d’autres perles d’une eau pas moins cristalline, dignes de servir de viatique pour notre expédition annuelle sur les rives de la Sarine, en cette Fribourg dont le nom complet serait, wikipedia dixit, Fribourg en Nuithonie. Peu usité, précise l’encyclopédie moderne, à ranger donc parmi les terres improbables, entre la Novempopulanie de Gracq et la Septimanie de Larbaud. Plutôt qu’un écrivain des plateaux, Ramuz ou Gustave Roud, à la lecture essoufflante, c’est Pierre Girard, promeneur du bord du lac, qui nous a ouvert le chemin. Pourquoi Girard ? 

FESTIVAL INTERNATIONAL
DE FILMS DE FRIBOURG
13 au 20 mars 2010

BRILLANTE MENDOZA
LOLA
(sortie le 5 mai)

JUAN JOSÉ CAMPANELLA
DANS SES YEUX
(sortie le 21 avril)

 On ne peut pas voyager toujours avec Cingria. La précieuse collection « Poche Suisse » des éditions L’Âge d’Homme propose d’autres perles d’une eau pas moins cristalline, dignes de servir de viatique pour notre expédition annuelle sur les rives de la Sarine, en cette Fribourg dont le nom complet serait, wikipedia dixit, Fribourg en Nuithonie. Peu usité, précise l’encyclopédie moderne, à ranger donc parmi les terres improbables, entre la Novempopulanie de Gracq et la Septimanie de Larbaud. Plutôt qu’un écrivain des plateaux, Ramuz ou Gustave Roud, à la lecture essoufflante, c’est Pierre Girard, promeneur du bord du lac, qui nous a ouvert le chemin. Pourquoi Girard ? 

D’abord parce que Lord Algernon ou Amours au Palais Wilson sont des œuvres étincelantes dans la pénombre où elles se tiennent, qu’on peut préférer à certains titres de Giraudoux ; ensuite parce que, ouvrant Le Gouverneur de Gédéon, encore inconnu, une phrase – « Un homard m’a pincé le pouce à Lisbonne. Cela m’a dégoûté des collections de timbres » – nous a semblé d’une tonalité nonsensique digne de cette étrange cité de Fribourg, où une immeuble de banque ouvre sur un ravin de campagne, où quelques minutes de marche séparent un conglomérat révulsif de boutiques clinquantes d’un collège Saint-Michel figé dans le silence depuis six siècles, où une boîte de jazz côtoie une laiterie à l’ancienne. Il fallait bien un écrivain rare, capable de confier « J’ai voyagé de Johannesburg à Prétoria en wagon avec une girafe. Elle voulait lire tous les écriteaux » pour nous mettre en phase avec l’uni­vers d‘un festival où se mêlent les séries incongrues, films de yakuzas japonais des années 60 et état du monde non occidental, promenades dans Moscou et hommage à Jean Rouch, polar islandais et rois coréens maudits.

La qualité de la programmation de quelques festivals européens, comme ceux de Mannheim-Heidelberg et de Fribourg, a d’habitude pour corollaire l’irritation, chez le spectateur qui en revient, causée par tant de richesses vouées à demeurer inconnues du public français, les distributeurs ayant assurément d’autres chats à fouetter qu’explorer des marges peu susceptibles de leur rapporter le jackpot. Et puis, lueur dans les ténèbres, ont été proposés aux Parisiens ces dernières semaines deux « petits » films chiliens appréciés en novembre dernier à Mannheim (Ilusiones opticas, de Cristian Jimenez, et La buena vida, d’Andrès Wood), que l’on ne peut que recommander aux amateurs repus de Scorsese ou de Polanski. Si l’on y ajoute l’Uruguayen Paisito (Ana Diez) et le Norvégien Nord (Rune Denstadt Langlo), également sortis récemment, on se prend à rêver d’un nouveau cours, moins univoque.

Edouard Waintrop, directeur du festival de Fribourg, persiste à lancer ses filets dans des cinématographies peu fréquentées : Colombie, Costa-Rica, Géorgie, Arménie, Vietnam, Égypte, Mexique. La pêche est profitable, même si les prises n’ont pas toutes le même calibre. On y apprend ainsi qu’il existe des réalisatrices en Égypte – Kamal Abu Zekry et ses portraits de femmes cairotes dans One-Zero. Que le drame des Mexicains qui tentent de franchir le mur qui les sépare des États-Unis peut donner lieu à une comédie douce (Norteado, Rigoberto Perezcano). Que la pègre de Bogotá est à la hauteur de son image (La sangre y la lluvia, Jorge Navas). Que l’Abkhazie (comment peut-on être abkhaze ?) existe réellement (The Other Bank, George Ovashvili). Etc., etc. On peut imaginer que le renom certain des documentaires du Palestinien Michel Khleifi permettra à Zindeeq, son remarquable retour à la fiction, abandonnée depuis quinze ans, de parvenir jusqu’à nos écrans. Et on souhaiterait que le plaisir épouvé devant Rompecabezas (Natalia Smirnoff, Argentine), enthousiasmante histoire d’une ménagère de 50 ans (l’extraordinaire Maria Onetti) saisie par la fièvre des puzzles, à ranger sur le même rayon qu’Éloge de la pièce manquante d’Antoine Bello, soit partagé par tous les amateurs français de ce sport qui mériterait d’être olympique.

Parmi les titres en compétition figurait Lola, de Brillante Mendoza. Tous les films de la nouvelle coqueluche du cinéma philippin étant assurés d’une sortie hexagonale, celui-ci (on aurait écrit son dernier s’il ne filmait aussi rapidement ; sans doute en a-t-il terminé deux autres depuis septembre 2009) nous est annoncé pour mai prochain. Mendoza a signé récemment Kinatay, qui demeure un de nos souvenirs cauchemardesques du dernier Festival de Cannes (il y fut nonobstant couronné du prix du Jury) pour sa complaisance dans le sordide, sa caméra branlottante et son racolage sanglant. Nous en sommes d’autant plus à l’aise pour reconnaître dans Lola une œuvre étonnante, qui, si elle ne nous fait pas venir totalement à résipiscence (attendons la suite), a fortement chamboulé nos certitudes. Il y a longtemps, depuis la découverte des films de Lino Brocka à la fin des années 70, que nous n’avions pas senti aussi fortement, quasi physiquement, la ville de Manille : cette grand-mère (lola, en langue tagalog), affrontant le déluge quotidien accrochée à son parapluie inefficace, passant d’une rue à l’autre pour déposer une bougie sur le lieu du meurtre de son petit-fils, allant choisir un cercueil, chercher un formulaire ou se rendant au tribunal, un autre gamin scotché à ses basques, est un personnage superbe. Presque autant que l’autre lola, qui vient nourrir son petit-fils assassin en prison, gage son poste de télévision ou va mendier auprès de cousins campagnards l’argent pour faire libérer le meurtrier. Pas de morale ici, des rapports basés sur la circulation manuelle de l’argent, un argent de pauvres, piècettes et billets froissés, pour payer l’enterrement bas de gamme ou éteindre la plainte. La vision des bas quartiers de Manille, rue d’un côté, canal de l’autre, monde grouillant, à la fois violent (on tue pour un téléphone) et solidaire (tous les voisins sont secourables), est peu oubliable. Et la moindre séquence filmée par Mendoza en temps réel est plus pertinente que Kinatay et son précédent Serbis réunis. Alléluia.

Comme cadeau, le Festival nous a offert le récent Oscar du film étranger, choisi de longue date pour la clôture, ce qui confirme le flair des sélectionneurs. On attendait donc avec curiosité ce El secreto de sus ojos, allégé en français (Dans ses yeux), dont la sortie est prévue ici en avril. Avoir triomphé à la surprise générale du tandem Le Ruban blancUn prophète, tous deux déjà cousus de lauriers, laissait présager une œuvre d’une sacrée trempe – en tout cas, alléchante –, car on ne connaissait de son auteur, Juan José Campanella, que Le Fils de la mariée, datant d’une dizaine d’années, au souvenir peu prégnant. Le seul défaut du film réside dans sa récompense, car il risque d’être jugé à l’aune de la Palme d’or de l’un et du pack de Césars de l’autre : comme il s’agit d’un polar apparemment traditionnel, il sera accusé de ne pas donner aussi fort à penser que la parabole sur la violence de Haneke ou de ne pas offrir une imagerie inédite de l’univers carcéral comme Audiard. Certes. Mais Campanella y aborde, sous les dehors d’une narration sans aspérités (les va-et-vient entre présent et passé sont transparents) des choses sérieuses : la culpabilité, la soumission, le sentiment du ratage existentiel, le rachat, la vengeance et l’amour triomphant, ce qui n’est pas rien. Et, en prime, la description des prémices de la dictature argentine de 1976. Pour qui s’attachera à creuser un peu sous les images, cette enquête tâtonnante reprise par un fonctionnaire en bout de course, vingt-cinq après, pour rattraper un violeur meurtrier sauvé par l’arrivée de Videla au pouvoir, est passionnante à plusieurs degrés. Et une scène d’adieu dans une gare, la lumineuse (et inconnue) Soledad Villamil courant après le train pour coller, sur la vitre de la portière, sa main sur celle de l’homme qui part, sera désormais classée dans notre panthéon ferroviaire. Un ultime Girard, pour la route ? « J’ai reçu une fois un télégramme sur la banquise. Il n’y avait pas de réponse. »

Lucien Logette

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