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Lecture musicale d'Ingeborg Bachmann

Embrasser l’œuvre d’Ingeborg Bachmann dans une lecture d’une heure ou à peine plus est une gageure. De ce point de vue, la conception ou la partition musicale autant que poétique de Barbara Hutt est une réelle réussite (elle doit être reprise d’une manière ou d’une autre). Je n’ai pas vu l’autre spectacle que Barbara Hutt a créé au Festival d’Avignon en 2015 avec Mina Kaveni en adaptant le roman d’Ingeborg Bachmann, Malina (1971), et qu’il faudrait pouvoir associer avec la lecture de la Maison de la Poésie.

« Impromptu poétique »
D’après l’œuvre d’Ingeborg Bachmann
Maison de la Poésie, 16 avril 2016
Mina Kavani, récitante ; Stéphane Leach, piano, glassharmonica ; Pierre Ragu, clarinette, clarinette contrebasse ;
Geneviève Soubirou, lumière ; Barbara Hutt, conception
Musique de Hans Werner Henze, Stéphane Leach, Pierre Ragu, Luca Marengo
Production Cie Hamlet Fabrik

Embrasser l’œuvre d’Ingeborg Bachmann dans une lecture d’une heure ou à peine plus est une gageure. De ce point de vue, la conception ou la partition musicale autant que poétique de Barbara Hutt est une réelle réussite (elle doit être reprise d’une manière ou d’une autre). Je n’ai pas vu l’autre spectacle que Barbara Hutt a créé au Festival d’Avignon en 2015 avec Mina Kaveni en adaptant le roman d’Ingeborg Bachmann, Malina (1971), et qu’il faudrait pouvoir associer avec la lecture de la Maison de la Poésie.

À partir de l’édition de Françoise Rétif, Toute personne qui tombe a des ailes (Poésie/Gallimard, 2015), les choix de Barbara Hutt se sont portés davantage sur l’œuvre de la maturité, le second recueil de poésie, Invocation de la Grande Ourse (1956), et des poèmes de 1962 à 1967, avec quelques extraits de Malina. Aucun des poèmes, par exemple, du premier recueil, Le Temps en sursis (1953), n’a été lu. Je m’en tiendrai donc à ces partis pris, qui nous invitent à plonger dès le départ, in medias res, sans sursis, dans le cœur même de l’œuvre, son cœur battant, brûlant, impétueux et fragile à la fois, comme un fil tendu, ténu, générant une tension qui ne se relâche pas, qui nous déporte vers une « frontière » (grenz) – un mot qu’on ne peut dissocier du mouvement qui animait la vie d’Ingeborg Bachmann. 

Ma frontière touche encore aux frontières d’un mot et d’un autre pays,
ma frontière touche, fût-ce si peu, toujours plus aux autres frontières…
(La Bohême est au bord de la mer)

De la Carinthie, en Autriche méridionale, où Ingeborg Bachmann est née en 1926 claquemurée à Klagenfurt, une trajectoire n’a cessé de déplacer sa terre natale au bord de la mer, vers d’autres frontières, et plus particulièrement l’Italie, d’abord Naples puis Rome où elle mourut dans l’incendie de son appartement en 1973. Cette frontière, ces frontières qu’elle entrevoyait comme une utopie, une terre promise où régnerait enfin la paix perpétuelle, nous pouvons les considérer de multiples manières : frontières linguistiques qui pluralisent la langue allemande ; frontières géographiques qui décloisonnent les nationalismes européens, tous les nationalismes ; frontières politiques qui déconstruisent les intérêts économiques ; frontières sociales qui égalisent les différentes classes, les riches et les pauvres ; frontières raciales qui fraternisent avec les peuples ; frontières religieuses qui athéisent les fanatismes ; frontières morales qui transgressent les codes bien-pensants ; frontières, enfin et surtout, sexuelles qui désireraient tant atténuer, fût-ce si peu, la distance qui sépare un homme d’une femme…  

Le fait que les poèmes d’Ingeborg Bachmann aient été lus, chantés, psalmodiés presque, par Mina Kavani ajouta une intensité supplémentaire. L’une et l’autre semblent dialoguer, se répondre, se rencontrer, partager une même douleur, une même colère, une même passion. Mina Kavani a été bannie de son pays d’origine, l’Iran, parce qu’elle a pris position, s’est exposée nue, a dévoilé les aberrations de la République islamique dans un film de Sepideh Farsi (Red Rose, 2015) où elle interprète une jeune femme se révoltant contre la réélection contestée de Mahmoud Ahmadinejad en 2009. Quelque chose, en l’écoutant lire Ingeborg, se déchirait, et en se déchirant, de cette violence, de cette force et de ce courage, émanait une douceur, des parfums venant de très loin. Avec Mina Kavani, Ingeborg Bachmann se mue en Shéhérazade, se met à raconter des histoires pour ne pas mourir. Leurs frontières se rencontrent, parlent une même langue, l’amour de la langue.

Les premières paroles lues dans le spectacle étaient italiennes ; l’exergue des Triomphes de Pétrarque qui se trouve au début de « Chants de fuite ». 

Dura legge d’amor ! ma, ben che obliqua,
Servar convensi ; però ch’ella aggiunge
Di cielo in terra, universale, antiqua.

(Dure loi d’amour ! mais, bien qu’oblique,
Il faut se laisser entraîner ; néanmoins qu’elle ajoute
Du ciel à la terre, universelle, antique.

Nous sommes dans le troisième chapitre du « Triomphe de l’Amour », le triomphe inaugural qui s’enchaîne ensuite sur les triomphes de la Chasteté, de la Mort, de la Renommée, du Temps et de l’Éternité, Pétrarque dans ce livre essayant de se défaire des chaînes de l’amour, ce qu’il aime et ce qui ne l’aime pas, Laure, sa muse paradoxale. Mais, pour Ingeborg, si la mort finit par triompher de l’amour, de triomphes nous n’en avons désormais plus, nous en sommes privés. Il ne reste plus qu’un chant polyphonique, des langues qui s’enlacent entre elles, l’allemande, l’italienne ou l’iranienne, un champ de fleurs à l’image de la peinture florale, multicolore, sur la Bohême Est au bord de la mer d’Anselm Kiefer disposée à la Maison de la Poésie en toile de fond (Kiefer qui, mieux que quiconque, a su rendre hommage à Paul Celan et à Ingeborg Bachmann). Et la façon dont Barbara Hutt a orchestré la voix de Mina Kavani en l’accompagnant de compositions sonores du pianiste Stéphane Leach et du clarinettiste Pierre Ragu formait un ensemble (la voix, le piano et la clarinette ainsi qu’une glassharmonica) qui entrait en osmose avec le chant profond d’Ingeborg Bachmann, l’éclairant d’une lumière inédite (celle aussi de Geneviève Soubirou qui assurait l’éclairage). 

Le plus troublant demeure les résonances de la performance envoûtante de Mina Kavani. Barbara Hutt dit qu’elle ne souhaitait pas d’autre interprète pour Ingeborg Bachmann. Dans sa bouche, sa voix sensuelle, rauque et amoureuse, les mots deviennent incandescents, font fondre « l’abattis de glace » dans lequel gisent tous les exilés, pétris de plaies ; les morts qui « font silence dans toutes les langues » (« Chants de fuite »). Comme Ingeborg dans Naples, les femmes à travers Mina Kavani sont innocentes et prisonnières dans Téhéran, se métamorphosent en « Invocation de la Grande Ourse » ou en chouette aveugle, scrutant « les fonds nébuleux où demeurent la canaille » (« Mon oiseau »). 

La seconde partie du spectacle était ponctuée par des séquences du téléfilm de Michael Haneke, Drei Wege nach See (1976), d’après le récit d’Ingeborg Bachmann, Trois sentiers vers le lac. Cet intermède cinématographique ménage une pause tout en nous replongeant dans l’inquiétante étrangeté qui hantait Ingeborg Bachmann, les hantises qu’elle parvenait de moins en moins à endiguer (son père a été nazi, son amour pour Paul Celan n’a pas vaincu la détresse de celui-ci et elle n’a pas supporté sa rupture avec Max Frisch). La révolte cogne impuissante contre un mur de lamentations. Elle perd ses poèmes qu’elle confie à un cœur de pierre comme elle perd ses cris (« il n’y a que la terreur que je ne perde pas… »). Dans « Pour Ingmar Bergman, qui connaît le mur », elle se sent assaillie par des crapauds, des bouledogues… « Amour, la grosse merde / alors, cela engraisse une / folie, dans laquelle / quant à moi, tout, / quant à moi tout / doit se perdre. » Pourtant, jamais Ingeborg Bachmann ne se résigne. Dans « Cimetière juif », elle cherche « l’espace d’une fente » pour accorder aux morts non pas la mort, mais « le jour au cœur ». La fin du spectacle tente de conjurer une fatalité. Des ailes (toute personne qui tombe à des ailes) semblent vouloir s’ouvrir, se déployer dans les extraits lus de Malina. « Un jour viendra où les hommes auront des yeux noirs et or, où ils verront la beauté, ils seront délivrés de la saleté et de tout fardeau, ils s’élèveront dans les airs… » Dans « Résolution », qui clôt l’anthologie Gallimard, Ingeborg Bachmann transgresse de nouveau les frontières en rêvant d’un homme avec des cheveux bruns, car ici « tous sont blonds » : terra nova, Africa, ultima speranza. La langue italienne en écho aux vers de Pétrarque sauve la langue allemande. Puis, en contrepoint, pour conclure, comme un commencement, un recommencement, en voix off (la voix de Mathurin Voltz), émerge le poème de Paul Celan, celui qu’il écrivit le 23 mai 1948, juste après sa rencontre avec Ingeborg, « En Égypte » (Le Temps du cœur, correspondance). Tu, répète-t-il, Tu, ne cessera-t-il de lui répéter, d’invoquer, jusqu’au bout, cherchant en elle l’interlocutrice qui panse sa blessure inguérissable, la lettre poignante non envoyée d’Ingeborg du 27 novembre 1961, après la folle reprise de leur amour entre 1957 et 1958, marquant un éloignement irrévocable.

Jean-Pierre Ferrini

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