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La divulgation de l'intime

 Gabriel Dussurget (1904-1996) est le fondateur du Festival d’Aix-en-Provence. Il a laissé quelques écrits intimes, que Kathleen Fonmarty- Dussurget, sa petite-nièce, choisit de publier aujourd’hui.
Gabriel Dussurget
Le magicien d'Aix. Mémoires intimes
 Gabriel Dussurget (1904-1996) est le fondateur du Festival d’Aix-en-Provence. Il a laissé quelques écrits intimes, que Kathleen Fonmarty- Dussurget, sa petite-nièce, choisit de publier aujourd’hui.

Sincère et sensible, la première partie du livre est un récit d’enfance et de jeunesse empreint de nostalgie : l’évocation de sensations qui n’appartiennent qu’aux premières années de la vie ; la découverte, dès le plus jeune âge, du sentiment amoureux à l’égard d’autres garçons. Quand, à quatorze ans, Dussurget révèle ce penchant à sa famille, il provoque seulement un « silence figé ». Il confesse de façon touchante : « Nous n’avons commencé à vraiment connaître nos parents qu’à la fin de leur vie, alors qu’ils s’étaient dégagés de leur carcan et que nous nous étions éloignés d’eux. »

C’est aussi la nostalgie des Années folles, que le souvenir de Dussurget idéalise sans doute. À le lire, on a l’impression que le plaisir, en particulier parmi les jeunes homosexuels, y régnait sans partage, allant jusqu’à transformer (p. 57) des funérailles en une partie de franche rigolade. Dussurget s’étonne des orgies de l’époque et regrette, d’autre part, le temps où un professeur pouvait dire à son élève qu’il avait de beaux yeux sans risquer d’être incarcéré dans l’heure.

C’est encore un hommage émouvant au grand amour de sa vie, Henri Lambert, dont la mort n’est pas parvenue à le séparer complètement. Dussurget dit aussi la douleur, que la raison n’apaise pas, de voir partir pour le mariage un amant de quarante ans plus jeune que lui.

La deuxième partie du livre est dédiée, quant à elle, à la naissance du Festival d’Aix et aux musiciens qui s’y sont illustrés pendant la durée du mandat de Gabriel Dussurget (1948-1972). Selon ses propres termes, sa programmation obéissait à des « règles intuitives » ; il avait en tout cas, entre autres impératifs, le souci de défendre la musique contemporaine et celui de servir la musique française. À propos de l’opéra, Dussurget estime « qu’il n’y a plus suffisamment de respect de l’œuvre à notre époque ».

Ce terme de « respect » nous offre une transition vers des considérations plus juridiques et éthiques. Qu’est-ce qui autorise la publication de cette sorte de « psychanalyse » (le mot provient du texte) que Dussurget a manifestement écrite pour lui-même ? À côté de son versant patrimonial, le droit d’auteur comprend ce qu’on appelle le droit moral (l’expression est comme la conjonction de deux sphères soigneusement distinguées en général). Ce droit, en principe perpétuel, est inaliénable, mais il est transmissible aux héritiers de l’auteur. Une de ses composantes essentielles est le droit de divulgation ; c’est ainsi que, dans le cas qui nous occupe, la petite-nièce de l’auteur a décidé de publier le texte de son grand-oncle. Celui-ci n’ayant déclaré à aucun moment, de manière formelle, qu’il s’opposait à une telle publication, il n’y a là évidemment aucune irrégularité du point de vue juridique. On peut se demander pourtant si la décision de publier est légitime, en plus d’être conforme à la loi. Dans son avant-propos, Kathleen Fonmarty-Dussurget dit avoir hésité à porter à la connaissance du public ces Mémoires très intimes. Pour Renaud Machart, le responsable éditorial du texte – à qui l’on doit des notes éclairantes sur les personnages cités par l’auteur –, certains éléments permettent de « penser que Gabriel Dussurget n’excluait pas tout à fait une publication ». Mais, si Dussurget avait donné une copie de son texte à plusieurs de ses proches, il déclare (p. 44) qu’il n’a « aucune intention de livrer ces pages à qui que ce soit ». Quand bien même il n’aurait rien dit, il y a un principe en droit contractuel qui peut se formuler à peu près ainsi : « qui ne dit mot ne consent pas » ; lorsqu’un auteur ne peut plus dire un mot, ne faudrait-il pas s’interdire de lui prêter un désir ou un consentement hypothétique (1) ? Peut-être ce point de vue est-il difficile à faire partager : aujourd’hui, le secret n’a pas bonne presse, pire il est regardé presque comme un péché.

Et puis il y a un autre problème. En général, on ne respecte pas l’intégrité de ce type de textes : ils sont expurgés. C’est bien le cas ici : « Nous avons cru pouvoir nous permettre de ne pas censurer trop ce texte ni de remplacer, le plus souvent, les vrais noms par des pseudonymes ou des initiales. Il nous aura cependant fallu, en certains cas, renoncer à certains détails trop explicites et user de périphrases. » Quant à la deuxième partie du livre, elle n’est pas tout à fait due à la plume de Dussurget mais résulte d’un « bidouillage » effectué, non sans habileté, à partir de différents textes (ou interventions orales) dont il est l’auteur.

Pour compléter l’ouvrage, les éditeurs ont recueilli, dans le journal intime de Dussurget, quelques aphorismes de son cru. Mais « J’ai la frivolité sérieuse » ou encore « Il gâte sa valeur par l’idée exagérée qu’il s’en fait » n’ajoutent rien à la gloire de l’auteur. 

1. La même question se posait, selon nous, pour la récente publication de l’autobiographie de Henry Barraud (cf. QL n° 1 033, p. 28).

Thierry Laisney

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