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Marguerite Duras, l'intime et le dehors

Article publié dans le n°1116 (16 nov. 2014) de Quinzaines

C’était à L’Escurial, dans la grande salle de ce cinéma qui proposait chaque jour "L’Homme atlantique". Quarante-deux minutes de cinéma, un cinéma singulier, sans images à proprement parler, avec une voix qui disait le texte de Marguerite Duras. Nous étions quelques spectateurs à chaque séance et avions un peu le sentiment d’être des explorateurs ou des marginaux.

EXPOSITION

DURAS SONG

BPI Centre Pompidou

15 octobre 2014 - 12 janvier 2015

 

LES YEUX VERTS

Marguerite Duras et le cinéma

Cahiers du cinéma, 215 p., 35 €

C’était à L’Escurial, dans la grande salle de ce cinéma qui proposait chaque jour "L’Homme atlantique". Quarante-deux minutes de cinéma, un cinéma singulier, sans images à proprement parler, avec une voix qui disait le texte de Marguerite Duras. Nous étions quelques spectateurs à chaque séance et avions un peu le sentiment d’être des explorateurs ou des marginaux.

Le cinéma de Duras – on a envie de commencer par lui – est un cinéma contre. Contre tous les autres films, contre la narration et pourtant narratifs, contre le système de production traditionnel et pourtant marqués par ce système, puisque, avant de renier L’Amant, produit par Claude Berri et réalisé par Jean-Jacques Annaud, Marguerite Duras a pensé assurer l’adaptation de son roman et les dialogues. Ce fait, l’exposition « Duras Song » le rappelle, dans la salle consacrée à ses thèmes de prédilection, que sont par exemple l’« écriture du cinéma », la « maladie de l’amour » ou la « transfiguration du vécu ». Duras a détesté toutes les adaptations tirées de ses romans, comme L’Amant, en passant par Moderato cantabile ou la version du Barrage contre le Pacifique qu’elle a connue. Elle a été très injuste avec Une aussi longue absence d’Henri Colpi, dans lequel on ne peut pas ne pas aimer Alida Valli. On sait la suite : India Song, Le Camion, Nathalie Granger et Le Navire Night sont quelques-uns des films qu’elle a réalisés, et sur lesquels a écrit Dominique Noguez, maître-d’œuvre d’une première édition vidéo. Bulle Ogier, Delphine Seyrig et Jeanne Moreau, pour ne citer qu’elles, l’accompagnaient de film en film. Et Depardieu dit avoir beaucoup appris d’elle. Le comédien raconte cette amitié et cette admiration de belle manière. On aurait aimé être avec eux deux.

Le présent de Marguerite Duras est donc, en cette année anniversaire, dans cette exposition qui se tient à la BPI du Centre Pompidou et qui propose un parcours mis en images par la plasticienne Thu Van Tran entre le dedans, l’intime de l’écrivain, et le dehors, cet « outside » faisant écho à des titres de livres publiés par l’auteure. Partons de ce dehors et de l’œuvre créée au bleu de méthylène. La présentation de l’exposition nous apprend que « ce bleu de méthylène est utilisé dans le monde de l’édition, afin de tacher les livres mis au pilon [...] les empêchant de circuler et d'être redistribués. L’encre indélébile de la censure viendrait alors recouvrir l’encre de la connaissance, du témoignage, de l’information ». On tourne autour de la pièce centrale et on découvre ou retrouve les grandes lignes d’un parcours politique. La tentation est grande de tout citer, et particulièrement ces phrases sèches et puissantes qui disent le chaos provoqué par Auschwitz. Le trajet est cohérent, même si parfois il surprend. Le François Mitterrand que Duras idolâtre n’est pas forcément celui que nous avons connu président. Ils ont combattu ensemble pendant la guerre.

Pour le reste, de la jeune résistante à la femme engagée dans les luttes des années soixante-dix, tout est clair. Elle est, là aussi, contre. Contre la guerre d’Algérie, signant avec ses compagnons et amis le Manifeste des 121, contre le pouvoir gaulliste, contre les manifestations de racisme (et on relira « Les fleurs de l’Algérien », écrit en 1957 et à peine vieilli), contre une forme de bêtise qui n’était rien à côté de celle qui submerge aujourd’hui les plateaux de télévision. La télévision, alors, c’étaient des émissions apparemment futiles comme Dim Dam Dom. Elle y proposait des interviews et on s’arrêtera devant celle, longue mais passionnante, de la directrice de la prison de la Petite Roquette. Duras ne lâche rien : elle pose la même question jusqu’à ce qu’elle obtienne une vraie réponse. Les « éléments de langage » n’existent pas encore et la directrice, sans se démonter, tente de faire front le plus honnêtement possible. Mais l’intervieweuse poursuit. D’autres détails nous retiennent, signes d’une époque hélas révolue où la liberté de parole semblait (et était) grande.

Dans la salle, en intérieur, l’univers de Duras est rendu par quelques écrans qui deviennent lumineux, affichant des extraits de films ou d’entretiens, des phrases aussi, sur l’écriture, sur cette « écriture courante » qu’elle met en œuvre après L’Amant et qui donne encore quelques beaux textes, et d’autres plus discutables. Duras est entière, et on a du mal à distinguer. Sur le moment, juste après la parution de son livre le plus apprécié du public, on a moins aimé certaines de ses interventions. Ou bien on a été indulgent, sentant que parler de football avec Platini ou jouer les Pythie dans les Vosges faisait partie du personnage qu’elle mettait en scène. Il suffit d’un extrait de Hiroshima mon amour, ou d’un panneau rassemblant les quatre-vingt-quatre dactylogrammes d’India Song, pour se rappeler que, loin d’improviser sur tout et tout le temps, elle était un écrivain soucieux de son travail.

Écrivain, cinéaste, dramaturge, journaliste, personne publique… Elle était tout cela en même temps et cette sobre salle le donne à voir. Mais qui a envie de retrouver les textes aura bien sûr le loisir de lire les tomes de la Pléiade dont nous aurons trop peu parlé, de feuilleter l’album qui rappelle quelle femme elle était, mélange de présomption et de grande simplicité (le rire de Duras, son goût des listes de courses, ses travers étonnants), et de lire Les Yeux verts, heureusement réédité. Juste un extrait du texte intitulé « La perte politique », que l’on voudrait jeter à la face des imbéciles et menteurs prêts à effacer ce qui nous tient justement à cœur : « Pour moi la perte politique c’est avant tout la perte de soi, la perte de sa colère autant que celle de sa douceur, la perte de sa haine, de sa faculté de haine autant que celle de sa faculté d’aimer, la perte de son imprudence autant que celle de sa modération, la perte d’un excès autant que la perte d’une mesure, la perte de la folie, de sa naïveté, la perte de son courage comme celle de sa lâcheté, que celle de son épouvante devant toute chose autant que celle de sa confiance, la perte de ses pleurs comme celle de ses joies. » Elle avait vécu Mai 68 comme un instant unique – un peu, même si c’est loin, comme Montse, la mère de Lydie Salvayre avait vécu août 1936 à Barcelone, dans Pas pleurer (prix Goncourt 2014) (1).

La ferveur qui animait Duras est entière dans cet album qui reprend intégralement un numéro historique des Cahiers du cinéma. Elle défend des cinéastes méconnus et des films ignorés, parle de La Nuit du chasseur, mêle de vieux articles aux plus récents, comme elle le fera aussi dans Outside. Ainsi lit-on son passionnant entretien avec Raymond Queneau, l’un de ses éditeurs chez Gallimard, ou un autre avec Jean Paulhan, également éditeur ô combien influent. Elle répond à des amis ou à des journalistes dans des entretiens, échos de La Vie matérielle. L’entretien avec Elia Kazan, dans lequel tous deux évoquent Barbara Loden, ex-épouse du cinéaste, et parlent du Fleuve sauvage et d’America, montre combien, au fond, elle aimait un cinéma qui raconte, pour peu qu’il ait cet élan qu’elle ne trouve pas, par exemple, dans les films de Woody Allen, qu’elle juge étriqué, enfermé dans son Amérique du Nord. Elle aime Chaplin sans limite géographique, Renoir (pour Le Fleuve) et Bresson. Des partis pris, des choix, comme toujours. Elle parle de ses films, sur ce ton présomptueux, à la limite (ou pas) de l’arrogance, qu’on aime pourtant venant d’elle. Sans doute parce qu’elle a pris et assumé tous les risques, et notamment celui de savoir les salles presque désertes, comme celle de l’Escurial, en ces midis de l’année 1981.

  1. Voir NQL n° 1112.
Norbert Czarny