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La fureur créatrice de Carpeaux

Riche, bien organisée, cette exposition du musée d’Orsay rassemble quatre-vingt-cinq sculptures, une vingtaine de peintures, une soixantaine de dessins. Trente-neuf ans se sont écoulés depuis la dernière exposition consacrée à Carpeaux aux galeries nationales du Grand Palais (1).

EXPOSITION

CARPEAUX (1827-1875), UN SCULPTEUR POUR L'EMPIRE

Musée d'Orsay

24 juin - 28 septembre 2014

 

CATALOGUE DE L'EXPOSITION

Sous la direction d'Edouard Papet et James David Draper

Musée d'Orsay/Gallimard, 362 p., 340 ill., 49€

 

LAURE DE MARGERIE

CARPEAUX

La fièvre créatrice

Découvertes Gallimard/ RMN-Grand Palais, 182 p., 12€

Riche, bien organisée, cette exposition du musée d’Orsay rassemble quatre-vingt-cinq sculptures, une vingtaine de peintures, une soixantaine de dessins. Trente-neuf ans se sont écoulés depuis la dernière exposition consacrée à Carpeaux aux galeries nationales du Grand Palais (1).

Énergique, souvent tourmenté, inquiet, inventif, Jean-Baptiste Carpeaux (1827-1875) se révèle un grand sculpteur sous le Second Empire, un dessinateur et peintre de la fête impériale, des bals de la cour, un portraitiste subtil, un témoin de l’époque. Sa carrière brève, fulgurante, admirée et simultanément attaquée, se concentre sur une quinzaine d’années. Sans relâche, il dessine et sculpte. De santé fragile, il est tour à tour enthousiaste et déprimé. Il crée les mouvements de la vie, les passions des humains ; il exprime des sourires souvent énigmatiques, des tensions, des angoisses. Il donne à voir tantôt la danse, la sensualité et les accords, tantôt la violence et les grincements de dents.

Le groupe de La Danse (1869) orne la façade de l’Opéra de Charles Garnier. Le groupe fait valser le monumental. Audacieuse, La Danse s’oppose à trois groupes nobles, raides, ennuyeux de trois autres sculpteurs. Surgissent neuf figures dont l’avancée ne respecte pas la façade lorsque Carpeaux fait danser les pierres. Les corps des bacchantes tourbillonnent autour du Génie de la Danse en un mouvement tournoyant. Alors, une partie des critiques dénonce l’obscénité, les pudeurs effarouchées. Adolphe Guéroult est indigné : « Des femmes excitées par le Génie de la Danse mènent une ronde entraînante, et l’artiste a choisi le moment où, épuisées, enivrées de leur propre fatigue, elles sentent leurs jambes fléchir et s’abandonnent au mouvement qui les entraîne, et qu’elles n’ont plus la force de continuer, ni d’arrêter. – Voilà, dans toute son horreur, en quoi consiste l’obscénité de ce groupe. »

Un passage du Journal d’Edmond de Goncourt relate les pratiques intimes de trois amants qui découvrent les enlacements de corps : « Et depuis ce temps, c’était devenu l’expression adoptée ; ils se disaient : “Faisons-nous ce soir le groupe de Carpeaux ?” »… En avril 1870, au moment de l’annonce du retrait (possible) du groupe de la façade de l’Opéra, Zola note : « M. Carpeaux, naïvement, en croyant faire un groupe des plus innocents, a taillé cette allégorie hostile que la postérité nommera sans doute : les plaisirs du second empire. »

Les sculptures et les dessins de Carpeaux mettent aussi en évidence les énigmes du sourire. Il prolonge certaines œuvres du XVIIIe siècle. Dans une lettre de 1859, il note : « Mon sujet exposé en ce moment est tiré de la nature. C’est un jeune pêcheur de 11 ans, écoutant l’écho d’un coquillage et riant. » Il sculpte le jeu souple des muscles, les boucles foisonnantes, un sourire irrésistible ; le pêcheur porte des deux mains la grande coquille à l’oreille. Il sculpte aussi le sourire coquin de La Jeune Fille à la coquille (1867). Il se souvient du Jeune pêcheur napolitain jouant avec une tortue (1831) de Rude, qui a été un de ses maîtres… En 1875, l’écrivain Henry James écrit : « Le sourire de marbre était la spécialité de Carpeaux. Ceux qui l’ont vu ne peuvent oublier le magnifique rire enivré du groupe dansant, sur la façade de l’Opéra… »

Dans les Portraits de Carpeaux, la vie et l’expressivité passionnent ses contemporains : « Carpeaux excellait à saisir le caractère dominant d’un visage, à le dégager, à l’accentuer ; il aimait mieux l’outrer que l’affaiblir. Le manque d’expression, la banalité lui faisaient horreur. » Épanouie, la princesse Mathilde (cousine de Napoléon III) sourit avec assurance ; elle juge ; elle sera une bienfaitrice et aidera, vers 1862, Carpeaux… L’impératrice Eugénie demeure distante et aimable (vers 1866) et ne promet pas des séances de pose ; elle trouve trop d’insistance au sculpteur…

En 1869, Carpeaux montre Eugénie Fiocre qui mène de front une carrière chorégraphique et une carrière galante ; lancée par le duc de Morny, elle suit un parcours brillant de danseuse et devient en 1888 marquise de Courtivron ; Carpeaux sculpte le port de tête altier, un sourire impertinent et distingué, les épaules et le dos largement dénudés… Bienveillante, gouailleuse, bourgeoise riche, Mme Marguerite Pelouze est malicieuse (1872-1873)… En 1860, la jeune Anna Foucart offre un sourire aux dents visibles, les yeux profondément incisés ; elle est une « espiègle », une « rieuse aux roses » ; son visage revient dans certaines sculptures de Carpeaux. Il sculpte en 1873 Alexandre Dumas fils, auteur de La Dame aux camélias ; Alexandre Dumas fils et Carpeaux sont des amis ; ils s’admirent réciproquement.

Avec fougue, avec une véritable fureur créatrice, Jean-Baptiste Carpeaux accepte assez souvent le côté du sombre, la mélancolie, les colères. Il peut casser une sculpture, jeter une esquisse modelée. Susceptible, jaloux, il est irascible. À Rome, à la Villa Médicis, Carpeaux et le directeur de la Villa, Victor Schnetz, se haïssent ; selon Schnetz, « M. Carpeaux ne sait rien faire comme tout le monde » ; le sculpteur trouvera un soutien auprès de certains membres de l’ambassade de France qui sont des amis et des amateurs d’art. Sa vie conjugale sera tumultueuse, difficile, douloureuse.

Nombre de ses œuvres sont tragiques, ténébreuses, violentes, brutales. En 1852, quand il a vingt-cinq ans, il sculpte Philoctète sur l’île de Lemnos. En route pour Troie, les Grecs abandonnent sur une île Philoctète blessé, avec l’odeur nauséabonde de son pied blessé ; Carpeaux commente l’œuvre : « Mon héros s’abandonne à la douleur, la tête tournée vers le ciel ; il jette ces cris aigus qui remplissent l’air de ses gémissements »… Vers 1857, Carpeaux imagine Ugolin et ses fils à partir d’un passage de l’Enfer de Dante (chant XXXIII). Enfermé dans un cachot muré, Ugolin affamé mord ses deux mains ; il se nourrit des cadavres de ses quatre fils morts ; il s’inspire de la Terribilità de Michel-Ange ; le groupe complexe de cinq figures s’équilibre en un jeu de symétries déplacées. Il choisit le terrible et oublie le gracieux. À l’un de ses amis, il écrit en 1861 : « Je suis près de livrer au monde artistique l’une des œuvres les plus émouvantes du siècle. » Ce groupe apitoie et bouleverse. La terreur et l’effroi s’expriment dans un entrelacs des corps douloureux.

Comme Rembrandt, comme Courbet, Carpeaux est fasciné par son apparence et ses changements. Il se représente au moins quatorze fois entre 1859 et 1875. L’un de ses derniers autoportraits s’intitule Carpeaux criant de douleur. En 1874, il écrit quelques lignes envoyées à l’une de ses élèves, Gabrielle Foivart : « Je ne suis plus qu’une brute par l’effet des douleurs. La maison d’un de mes amis ressemble au Jardin des Plantes. On y entend des cris sauvages, la nuit. »

  1. Très bien informé, le livre-catalogue officiel de l’exposition est dirigé par Édouard Papet, conservateur en chef (musée d’Orsay), et James David Draper (Department of European Sculpture and Decorative Arts, The Metropolitan Museum of Art, New York).
Gilbert Lascault