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La mélodie bien en dehors

Article publié dans le n°1101 (16 mars 2014) de Quinzaines

En musique comme ailleurs, c’est souvent la restriction qui nous est enseignée.
En musique comme ailleurs, c’est souvent la restriction qui nous est enseignée.

«En dehors » : on trouve parfois sur les partitions cette prescription à première vue énigmatique ; elle signifie qu’il importe de bien faire ressortir le chant de son environnement sonore, l’accessoire risquant d’occulter l’essentiel si on n’y prend garde.

« Cette voix ne fait qu’accompagner » ; « il ne faut pas qu’on entende trop cette formule », etc. L’interprétation consiste en partie à contrecarrer ces recommandations hâtives. Résistant mal, quand l’occasion se présente, à me procurer une énième anthologie d’œuvres de Mozart, je viens de tomber sur une semblable remise en cause. On croirait que, ce jour-là, le chef d’orchestre a dit aux musiciens quelque chose comme : « chaque note compte, aucune ne doit être délaissée ». Comment les interprètes sont-ils parvenus à cette qualité d’énonciation particulière ? Par les dynamiques, les attaques...

Il s’agit d’un enregistrement du deuxième mouvement, Andante, du Concerto pour piano et orchestre n° 21 en ut majeur. Le pianiste autrichien Walter Klien (1928-1991) est « accompagné » par l’Orchestre de chambre de Mayence, dirigé par Günter Kehr.

Rien d’ostentatoire chez les exécutants, qui ont simplement adopté une déclaration d’existence : toutes les notes sont égales en dignité, sans qu’aucune distinction puisse être fondée sur leur hauteur, leur durée, leur timbre, ou la voix à laquelle elles appartiennent. Les « notes de passage » et, plus généralement, les « notes étrangères » (ce sont des termes employés en harmonie) ne méritent pas moins de considération que les autres.

La première mesure, faisant entendre avant que le chant commence le rythme de triolets qui va le porter sans relâche, n’a jamais éveillé une telle attention. Mesure 22, un passage se termine mais flûtes, hautbois, bassons et cors transforment ce qui semblait une désinence en une affirmation. Mesure 37, un motif d’accompagnement confié aux violons se révèle un personnage à part entière. À chaque fois, l’écho du présent éternel que, presque seule, l’enfance nous permet de vivre. L’auditeur est témoin de l’intensité expressive de notes et de phrases qui ne veulent pas mourir avant de s’être pleinement manifestées.

Bien sûr, la différenciation des plans sonores, ça veut dire quelque chose. Une exécution où serait martelée une ligne au détriment du chant principal serait plutôt défectueuse. Tout l’art consiste à ne pas réduire à néant ce que, d’un certain point de vue seulement, on a le droit de considérer comme secondaire.

Cette question « politique » s’est posée quand, à partir du XVIIe siècle, la « monodie accompagnée » (un oxymore) a supplanté peu à peu l’ancienne polyphonie, basée sur l’égalité des voix. D’où le rapprochement aventuré par Ernst Fischer (1899-1972) (1) : quand l’harmonie (par opposition au contrepoint) fait son apparition dans l’histoire de la musique, la bourgeoisie frappe à la porte. Le même auteur voyait dans l’antagonisme des thèmes musicaux, tel qu’il s’impose aux XVIIIe-XIXe siècles, un équivalent de la lutte des classes.

La mélodie bien en dehors des hiérarchies trop écrasantes.

  1. Ernst Fischer, The Necessity of Art (traduit de l’allemand), Verso, 2010, p. 214.
Thierry Laisney

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