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La mémoire des camps : dire l’innommable

Article publié dans le n°1242 (24 janv. 2022) de Quinzaines

Comment dire l’horreur vécue dans les camps nazis, en affrontant le langageaux bornes extrêmes de l’innommable  ? Alors que l’actualité nous rappelle parfoisla «  bête immonde  » dont avait parlé Bertolt Brecht, les récits des déportés, publiésrécemment dans la Pléiade, nous confrontent autant à l’horreur insoutenabled’une expérience absolue du mal qu’à la lucidité douloureuse permisepar l’expérience littéraire.
L'Espèce humaine et autres écrits des camps
Comment dire l’horreur vécue dans les camps nazis, en affrontant le langageaux bornes extrêmes de l’innommable  ? Alors que l’actualité nous rappelle parfoisla «  bête immonde  » dont avait parlé Bertolt Brecht, les récits des déportés, publiésrécemment dans la Pléiade, nous confrontent autant à l’horreur insoutenabled’une expérience absolue du mal qu’à la lucidité douloureuse permisepar l’expérience littéraire.

Ces textes relèvent de ce qu’on a appelés les « récits lazaréens » – nourris de la mémoire des victimes survivantes, échappées presque par miracle à la mort promise – et composent ici un volume anthologique impressionnant. Il réunit L’Univers concentrationnaire de David Rousset, La Peinture à Dora de François Le Lionnais, L’Espèce humaine de Robert Antelme, De la mort à la vie et Nuit et brouillard de Jean Cayrol, La Nuit d’Elie Wiesel, Le Sang du ciel de Piotr Rawicz, Auschwitz et après de Charlotte Delbo, et L’Écriture ou la Vie de Jorge Semprun. Tous ces textes ont été écrits entre 1946 et 1994, en français (ce qui a conduit à l’exclusion, par exemple, de Si c’est un homme de Primo Levi). Ce sont non pas des témoignages d’un retour à la vie, mais plutôt d’une traversée de la vie par la mort. C’est pourquoi Dominique Moncond’huy, qui a dirigé cette édition, écrit en introduction que « chacun des écrits de rescapé est aussi un tombeau », et que ces textes « sont donc d’une certaine façon des stèles ». L’ensemble est avec raison fédéré par le titre du témoignage de Robert Antelme, L’Espèce humaine : l’épreuve des camps a interrogé les limites de l’humain, en plaçant l’expérience des victimes à l’extrême du pensable, dans « une catastrophe qui a ébranlé les fondements mêmes de notre conscience » (Jean Cayrol).

Dans l’expérience des camps s’imposait déjà le désir de témoigner. Charlotte Delbo, dont plusieurs camarades étaient mortes, évoquait avec l’une des survivantes, Mado, « cette volonté qui nous tenait comme un délire de supporter, d’endurer, de persister, de sortir pour être la voix qui reviendrait et qui dirait ». Mais une fois revenu de l’enfer concentrationnaire, comment en dire le temps propre ? « Quoi est plus près de l’éternité qu’une journée ? Quoi est plus long qu’une journée ? À quoi peut-on savoir qu’elle s’écoule ? » (Charlotte Delbo). Ce temps alors impossible à calculer, sans échappée vers le futur, surplombé par la perspective de la mort, est à la fois fragmenté et étale, englué dans la répétition des mêmes angoisses, figé dans une attente du pire : « chacun, rationnellement privé de nourriture, doit devenir le mort prévu, dans un temps variable » (Robert Antelme). Et symétriquement, dans le temps de l’écriture, ce passé impossible à conjurer empêche le survivant de croire à la réalité de ce qui entoure son existence ; l’écriture se déploie dans un présent impalpable, vide de substance, peuplé à tout jamais de fantômes : « sur moi, sur nous, le temps ne passe pas. Il n’estompe rien, il n’use rien. Je ne suis pas vivante. Je suis morte à Auschwitz et personne ne le voit » (Charlotte Delbo).

Certains textes prennent la forme d’un compte rendu successif, un peu à la manière d’un journal, mais dans une linéarité qui se révèle en trompe-l’œil, à la fois continue et immobile, engluée dans la répétition incessante des mêmes violences et angoisses. Dans la narration de son expérience des camps, Robert Antelme multiplie les témoignages pathétiques de souvenirs revécus mais surplombés par une terrible lucidité d’après-coup : « On ne donne pas les morts à leur mère ici, on tue la mère avec, on mange leur pain, on arrache l’or de leur bouche pour manger plus de pain, on fait du savon avec leur corps. […] Hurlement des enfants que l’on étouffe. Silence des cendres épandues sur une plaine. »Les mêmes scènes insoutenables scandent le livre d’Elie Wiesel, dont la narration est tissée dans l’histoire de sa propre famille.

Chez certains, comme Charlotte Delbo, le temps est éclaté en fragments juxtaposés, telle une mosaïque aux contours impossibles à cerner, et dont chaque élément est une blessure vive. Les souvenirs sont portés par une voix étrangement neutre, qui semble définitivement assourdie par l’horreur vécue. « Les vivantes devaient traîner les mortes de la nuit dans la cour, parce qu’il fallait compter les mortes aussi. Le SS passait. Il s’amusait à lancer le chien sur elles. On entendait dans tout le camp des hurlements. C’étaient les hurlements de la nuit. Puis le silence. » De temps à autre, la prose laisse place à la scansion d’une écriture poétique, comme si seule la voix entrecoupée de silences était à la mesure de l’horreur vécue. Loin de la linéarité rassurante du récit articulé s’élève alors comme un chant des morts, une litanie de deuil qui s’impose dans la faillite du langage et de la raison : « Ô vous qui savez / saviez-vous que la faim fait briller les yeux que la soif les ternit / Ô vous qui savez / saviez-vous qu’on peut voir sa mère morte / et rester sans larmes ». De même chez Piotr Rawicz, c’est un saut poétique, parfois à la limite du délire, qui dans Le Sang du ciel offre une recréation fantasmatique des persécutions antisémites, situées hors de tout contexte historique précis : « Autour de nous, mille nuits s’entrégorgent. […] L’espace mugit, l’espace beugle, l’espace sursaute / Le temps grince / (en sang se mue sa rouillure) / Dieu est ailleurs ».

Chez Jorge Semprun, la segmentation des éclats de mémoire permet un tissage volontaire et subtil de plusieurs temporalités, rendant compte des passerelles affectives et parfois purement circonstancielles qui relient des moments objectivement éloignés dans le temps. La structure éclatée du livre permet d’y croiser des époques diverses, autant que de mêler récits et réflexions : sur « tous les massacres de l’histoire » comme sur l’obsession de la mort qui traverse l’œuvre de Malraux, sur L’Étranger de Camus comme sur les cours de philosophie qu’il a suivis, sur le jour de la mort de Primo Levi comme sur la possibilité même de l’écriture. L’un des passages les plus étonnants – sans équivalent dans les autres textes – porte sur la perception du corps, devenu comme étranger à soi-même dans l’expérience de la torture. C’était à Auxerre alors qu’il avait 19 ans, après avoir été livré à la Gestapo : « Mon corps s’affirmait dans une insurrection viscérale qui prétendait me nier en tant qu’être moral. Il me demandait de capituler devant la torture, il l’exigeait. Pour sortir vainqueur de cet affrontement avec mon corps, il me fallait l’asservir, le maîtriser, l’abandonnant aux affres de la douleur et de l’humiliation. »

À l’écart de tous les autres textes, le livre de David Rousset se distingue par une tentative de compréhension rationnelle de l’organisation des camps, soutenue par une description analytique très méthodique, qui étonne par sa lucidité remarquable. L’ouvrage est aujourd’hui encore l’une des meilleures introductions à la compréhension du phénomène concentrationnaire, soumis à une « bureaucratie dirigeante ». Dans cette véritable industrie de la mort, David Rousset montre à quel point le camp de concentration s’organise entre programmation et efficacité, approvisionnement et élimination. En contrepoint, le texte adopte en maints endroits la tonalité d’un humour macabre, adapté à ce qu’il nomme dès le début une « bouffonnerie tragique ».

L’ensemble de ces textes compose un tableau aussi précis que terrifiant de l’organisation des camps où la hiérarchie implacable du SS, du kapo et des droits communs verrouille la planification de l’horreur. L’humiliation des victimes passe par le spectacle de la déchéance et le supplice de leurs compagnons, à qui l’on réserve de préférence une mort lente : « Ceux qui doivent mourir vont à la mort avec une lenteur calculée pour que leur déchéance physique et morale, réalisée par degrés, les rende enfin conscients qu’ils sont des maudits, des expressions du Mal et non des hommes » (David Rousset). Les brimades et supplices, aussi impérieux qu’irrationnels, font partie de l’humiliation programmée : « Un des jeux consiste à faire habiller et dévêtir les détenus plusieurs fois par jour très vite et à la matraque […] faire tourner très vite les hommes pendant des heures sans arrêt, avec le fouet ; organiser la marche du crapaud, et les plus lents seront jetés dans le bassin d’eau sous le rire homérique des SS » (David Rousset). Le temps est rythmé en permanence par l’alternance des ordres et contrordres qui procèdent d’une autorité aussi violente qu’irrationnelle. On fait par exemple sortir les détenus dans la cour en pleine nuit, se déshabiller, rester immobiles au froid jusqu’au lendemain matin ; les pieds deviennent insensibles ; ceux qui ne peuvent pas marcher sont battus, et s’ils ne se relèvent pas, mis à mort et immédiatement emportés sur une civière.

Au spectacle terrifiant des coups – « C’est interminable, le bruit de cinquante coups de bâton sur le dos d’un homme » ; « Pas si facile de mourir. C’est terrible ce qu’il faut battre longtemps quelqu’un, à coups de pelle ou à coups de bâton, avant qu’il meure » (Charlotte Delbo) – vient s’ajouter l’odeur tenace et écœurante des corps brûlés dans les fours : « L’approche du camp se sent à l’odeur. Odeur de charogne, odeur de diarrhée qu’enveloppe l’odeur plus épaisse et suffocante du crématoire » (Charlotte Delbo). Elie Wiesel en a été marqué à jamais : « Non loin de nous, des flammes montaient d’une fosse, des flammes gigantesques. On y brûlait quelque chose. Un camion s’approcha du trou et y déversa sa charge : c’étaient des petits enfants. Des bébés ! » Quant aux brancards pour transporter les morts, ils sont si petits qu’ils les démembrent par avance : « Les jambes – les tibias – pendent avec les pieds au bout, maigres et nus. La tête pend de l’autre côté, osseuse et rasée » (Charlotte Delbo).

Les scènes de pendaison sont fréquentes, et souvent atroces, les détenus étant obligés d’y assister, et de défiler devant les corps dont ils devaient fixer le visage. Même encore vivants, les détenus sont amoncelés comme dans un charnier : « Si tout à coup la salle s’éclairait, on verrait un enchevêtrement de loques zébrées, de bras recroquevillés, de coudes pointus, de mains mauves, de pieds immenses ; des bouches ouvertes vers le plafond, des visages d’os couverts de peau noirâtre avec les yeux fermés, des crânes de mort, formes pareilles qui ne finiront pas de se ressembler, inertes et comme posées sur la vase d’un étang » (Robert Antelme).

La complicité de tous les acteurs des camps impose son évidence implacable. L’affreuse « banalité du mal », selon l’expression (qui a certes fait polémique, mais pour de mauvaises raisons) de Hannah Arendt, s’incarne dans l’action de ceux que l’historien Daniel Goldhagen a naguère appelés « les bourreaux volontaires de Hitler » : SS, kapos, détenus même, participent aux brimades générales, et jusqu’à ceux qui sont chargés de convoyer les morts, de les enfourner, ou de composer un orchestre accompagnant le détenu que l’on va pendre. On songe à l’analyse de La Boétie dans Le Discours de la servitude volontaire : le pouvoir du tyran ne peut s’installer et se maintenir qu’avec la complicité du plus grand nombre, du haut en bas de la société : tous, ou presque, finissent par être complices, tirant avantage d’une soumission qui les décharge du risque de leur liberté, quand il ne s’agit pas, tout simplement, du désir de sauver sa peau en différant le moment où, le corps ayant lâché, on sera abattu et promis au crématoire. Dominique Moncond’huy cite dans l’introduction un texte de Christian Boltanski, dont la réflexion introduit le vertige dans l’idée confortable que chacun peut se faire de lui-même : « Il serait rassurant de penser que les nazis étaient des monstres. Il l’est moins d’apercevoir qu’on peut embrasser un enfant le matin et en tuer un autre l’après-midi. »

Redevenu libre, Elie Wiesel se regarde dans un miroir : « Du fond du miroir, un cadavre me contemplait. / Son regard dans mes yeux ne me quitte plus. » Y a-t-il donc une « espèce humaine » qui puisse se maintenir face à l’horreur des camps ? Le livre de Robert Antelme pose fondamentalement la question, affichée en titre, et y répond par le maintien d’un horizon de dignité que la machine concentrationnaire n’aura pas réussi à détruire : « nous restons des hommes, nous ne finirons qu’en hommes […] il n’y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine ». La question de l’existence et de l’étendue du mal humain confine à une interrogation métaphysique. La hantise du mal, de sa justification, du sens que l’on peut encore trouver à la vie à partir du scandale de son expérience vécue, traverse pathétiquement ces textes. On n’est pas très loin du « Eli, Eli, lema sabachtani » (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ») pathétique et sublime, qui résonne dans Les Sept Dernières Paroles du Christ de Haydn. Dans la préface du volume, Henri Scepi affirme que les écrits des camps sont « des espaces de condensation et de dépliement d’une pensée dressée devant l’énigme et le scandale ». Scandale de la mort, de l’angoisse infinie, de l’injustice transformée en torture, d’un sadisme d’État auquel collaborent avec frénésie tant de dociles exécutants. Comment cela est-il seulement possible ? Jean Cayrol affirme la défaite inéluctable de la raison : « Il n’y a rien à expliquer. » Pour Elie Wiesel, « seul le témoin, celui qui a vécu l’expérience de la nuit, est capable d’en saisir la portée ; lui seul comprend ; lui seul sait qu’on ne peut pas comprendre ». Lui dont l’éducation, comme la famille, était très marquée par la religion juive, est contraint de s’exclamer : « Jamais je n’oublierai ces instants qui assassinèrent mon Dieu et mon âme, et mes rêves qui prirent le visage du désert. » Il y a quelque chose de la Passion christique dans la culpabilité qui accompagne l’évocation de la mort de son père, à son côté, le 29 janvier 1945 : « Son dernier mot avait été mon nom. Un appel, et je n’avais pas répondu. »

En même temps que la nature de « l’espèce humaine », ces textes interrogent la possibilité de fixer l’innommable dans le langage. L’exercice semble relever de la gageure : « malgré tous mes efforts pour dire l’indicible, “ce n’est toujours pas ça” » (Elie Wiesel). Certains textes rappellent d’ailleurs la gêne et la honte qui marquaient en France les survivants des camps, les contraignant au mutisme. De retour chez les siens, le rescapé sent « déjà surgir en lui […] le sentiment qu’il est en proie désormais à une sorte de connaissance infinie, intransmissible » (Robert Antelme). On est d’autant plus étonné de la maîtrise proprement littéraire dont font preuve ces auteurs – seul Jean Cayrol était avant son arrestation connu comme écrivain de profession. Tout se passe comme si la littérature, en dépit de sa pente fabulatrice – mais aussi parfois grâce à elle –, s’était imposée comme moyen ultime de sauver l’impensable de l’oubli. Robert Antelme le reconnaît : « Il faut beaucoup d’artifice pour faire passer une parcelle de vérité ». Piotr Rawicz, dont beaucoup de lecteurs découvriront ici le texte étonnant, choisit résolument la forme romanesque, et la liberté d’une imagination parfois hallucinée, pour recréer l’équivalent littéraire de ce qu’il a vécu. Le témoignage accède ainsi à ce que Georges Perec nomme « la vérité de la littérature ».

Écrire est ici moins que jamais produire des « grâces vaines de ballerine », selon la formule de Michel Leiris dans la préface de L’Âge d’homme. L’expérience littéraire n’est ni salvatrice ni rédemptrice. Elle opère plutôt un creusement dans l’indicible, par une exigence éthique adossée aux limites de l’humain. Derrière chacun de ces textes se projette l’ombre d’une béance incomblable que l’écriture désigne comme son envers, le puits sans fond d’une souffrance infinie où vacille l’idée même d’une « espèce humaine ».

[Extrait]

« Jamais je n’oublierai cette nuit, la première nuit de camp qui a fait de ma vie une nuit longue et sept fois verrouillée.
Jamais je n’oublierai cette fumée.
Jamais je n’oublierai les petits visages des enfants dont j’avais vu les corps se transformer en volutes sous un azur muet » (Elie Wiesel, La Nuit).

Daniel Bergez

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