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La montagne, l'usine, le coeur

Les fables visibles et sonores du créateur international Christian Boltanski (né en 1944) métamorphosent l’immense nef du Grand Palais. Ce gigantesque espace contient une montagne (qui serait un terril polychrome ou une pyramide cotonneuse, flexible), une grue en mouvement, un marché aux puces, les fringues d’une friperie, un mur formé par les centaines de boîtes métalliques à biscuits, les archives sonores du cœur, les tombeaux colorés d’un cimetière.
Christian Boltanski
Christian Boltanski, "Personnes" (Galerie Nationale du Grand Palais, Paris)
Christian Boltanski
Christian Boltanski, "Après" (Mac/Val)
Catherine Collectif Grenier
Lynn Gumpert
Christian Boltanski (Flammarion)
Catherine Boltanski Grenier
Christian Grenier Boltanski
La vie possible de Christian Boltanski (Seuil (Fiction & Cie))
Les fables visibles et sonores du créateur international Christian Boltanski (né en 1944) métamorphosent l’immense nef du Grand Palais. Ce gigantesque espace contient une montagne (qui serait un terril polychrome ou une pyramide cotonneuse, flexible), une grue en mouvement, un marché aux puces, les fringues d’une friperie, un mur formé par les centaines de boîtes métalliques à biscuits, les archives sonores du cœur, les tombeaux colorés d’un cimetière.

La nef démesurée du Grand Palais est glacée et, parfois, assourdissante. Elle doit être à la fois harmonieuse et presque gênante. Tu entends la grue qui n’est jamais immobile dans une étrange usine ou dans un terrain de démolition. Tu t’approches d’un poteau métallique et tu écouterais les battements d’un cœur, qui ont été enregistrés. Ce serait le bruit (un bruit permanent) et ce n’est jamais la fureur…

Les spectateurs se placent à l’intérieur de l’espace ; ils sont des acteurs discrets ; ils découvrent les instants d’un opéra interminable. Cet oratorio se nomme « Personnes » ; il évoque la présence des cœurs du passé et l’absence. Il y aurait le pluriel des personnes et il n’y a personne ! Les spectateurs enveloppés de leurs manteaux voient les autres comme des fantômes transis, des ombres, des doubles.

Une montagne de plusieurs milliers de vêtements usagés se dresse, haute de dix mètres. Ces chemises, pantalons, robes sont des enveloppes des corps humains, les équivalents, les dépouilles. Près de la montagne polychrome, la grue est armée d’un crochet à cinq doigts rouges, à cinq serres. Cette main de fer attrape les vêtements ; elle les élève tout en haut, au sommet du Palais, puis elle les lâche et les rejette sur la montagne. Cette main capricieuse est celle du Temps, celle de l’Histoire, celle du Hasard, de la Fortune, ou celle d’une divinité, peut-être, aveugle. La main mécanique du Destin juge et exécute. Elle met à mort les humains. Elle fauche ; elle moissonne.

À côté de la montagne-pyramide, les parterres carrés sont des tombes que les manteaux fleurissent sous les néons, avec les poteaux qui diffusent les battements des cœurs… Christian Boltanski rassemblera, le 18 juillet prochain, 30 000 enregistrements des cœurs vivant au Japon, à Teshima, dans une île lointaine, grâce à un mécène. Ce sera un lieu de recueillement, de prière. En hommage aux cœurs humains, au sentiment, à la vie ! Christian Boltanski préfère toujours les affects aux concepts. Il est souvent un cartographe de nos émotions ordinaires, de nos passions.

Depuis une quarantaine d’années, Christian Boltanski imagine des figures pathétiques de l’humain ; il les invente sans cesse. En octobre 1971, dans Les Lettres françaises, Louis Aragon admire un petit album de photographies, qui s’intitule Reconstitution de gestes effectués par Christian Boltanski entre 1948 et 1954. Aragon parle d’un homme de 26 ans qui « a inventé un art anonyme » où se mêlent une tristesse et l’humour… Et, ensuite, de nombreux critiques d’art, écrivains, historiens d’art, conservateurs, musiciens ont aimé les travaux de Boltanski (1).

Par ses photographies, par ses installations, par ses inventaires d’objets, par ses accumulations d’habits, par des espaces transformés, par des théâtres d’ombres, par des stèles et des mastabas, par les Leçons des Ténèbres, par ses entretiens, Christian Boltanski raconte des mythes ébauchés, des légendes flottantes, des fables, les événements des moines du zen, les paroles des rabbins, les anecdotes, les blagues parfois sérieuses, des proverbes, des énigmes. Il est un conteur perpétuel… Il serait, peut-être, un descendant du rabbin hassidique Rabbi Nahman de Bratzlav (1770-1810). « Certains prononcent des histoires qui sont faites pour endormir (disait Rabbi Nahman), mais, moi, j’en raconte pour réveiller. » Car les fables de Christian Boltanski nous excitent, nous tirent du sommeil dogmatique et de l’ennui. Ces fables nous surprennent ; elles déconcertent.

À certains moments, Christian Boltanski se prétend moralisateur édifiant ou petit prophète. Et, très vite, il rit. En 1974, il peint une affiche qui s’intitule Le Joyeux Prêcheur… On ne sait jamais qui il est. Il est tantôt charlatan, tantôt un sage grave, tantôt un vieux singe malicieux et rusé, tantôt un menteur qui énonce la vérité, tantôt un témoin de notre époque, tantôt un fou tragique (comme ceux du théâtre de Shakespeare), tantôt un voyant qui annoncerait une apocalypse.

Il serait parfois un ethnologue de son moi, de sa propre sauvagerie : un ethnologue « pour rire ». Il expose alors dans les vitrines (comme dans le musée de l’Homme) les pièges qu’il aurait fabriqués, les objets de son enfance (réelle ou imaginaire), les sucres taillés (qui seraient des lettres, des signes). Dans un fascicule de 6 pages (1969), il réunit les « preuves » de sa propre mort, consécutive à un accident de la circulation. Est-ce alors une fausse mort qui a été démontrée ? Est-ce la mort qui publie et crée ? Les œuvres constituent donc un montage inextricable de souvenir et d’artifice, de réel et de fantasme, du matériel et du semblant… Il est aussi l’huissier, le notaire, celui qui propose des inventaires, les acquisitions d’une vente après décès… Parfois, il dresse les portraits de l’anonyme, de l’homme ordinaire (que Brecht montre), ceux de notre culture, ceux des communautés, ceux de l’humanité en péril… Et, grâce à ses Archives du cœur (2010), il est un archiviste des désirs.

Bien souvent, Christian Boltanski est un comique, un amuseur triste, un bouffon menacé. Il est un cousin de Charlie Chaplin, de l’humoriste allemand Karl Valentin, des Marx Brothers, de Woody Allen. Tu penses alors à Gustave Flaubert qui écrit en 1846 : « Le fond de ma nature est quoi qu’on dise le saltimbanque. » Baudelaire évoque le saltimbanque décrépit « derrière son rideau déchiqueté » dans la foire désolée. Joyce déclare : « Je ne suis qu’un clown irlandais, a great joker at the universe. » En 1974, Christian Boltanski propose ses Saynettes comiques : des sketches photographiés et commentés par le clown Christian. Il publie Les Morts pour rire de Christian Boltanski ; ce seraient des suicides parodiques… En 1984, il utilise le théâtre d’ombres pour suggérer le burlesque des danses macabres, les diables grotesques, les crânes facétieux.

À certaines périodes, Christian Boltanski privilégie les passages au noir, les espaces obscurs, les zones ténébreuses. Par exemple, il crée des Miroirs noirs. Ou bien, actuellement, en 2010, vous voyez l’immense installation qui s’intitule : « Après » au musée d’Art contemporain du Val-de-Marne (MAC/VAL, Vitry-sur-Seine). « Après » : Christian Boltanski évoque un lieu sombre avec des cubes gigantesques enveloppés dans des bâches noires et inquiétantes ; vous découvrez des passants qui seraient à la fois des pantins et des anges costumés. Après la mort, ce seraient les limbes ou le purgatoire. Les passants-anges parlent d’un hôpital, d’un accident de voiture, d’une souffrance, des amours de jeunesse.

Et, sans cesse, Christian Boltanski crée et lutte contre la mort, à l’intérieur de la mort. Il imagine des tombeaux éphémères ou pérennes. Et vous relisez un vers de Mallarmé (Tombeau) : « Un peu profond ruisseau calomnié la mort. » Nous traverserons une ligne de démarcation.

1. Cf. Gilbert Lascault, Boltanski : souvenance, L’Échoppe, 1998. J’ai déjà publié un texte sur Boltanski en juin 1971 dans la revue XXe siècle.

Gilbert Lascault