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La musique en soi

Article publié dans le n°1001 (16 oct. 2009) de Quinzaines

Valery Afanassiev est un grand pianiste (d’origine russe) et un écrivain d’expression française. Dans Le Silence des sphères, il nous donne dix essais sur la musique, qui sont issus de conférences destinées à accompagner ses concerts.
Valery Afanassiev
Le silence des sphères. Essais sur la musique
(Corti)
Valery Afanassiev est un grand pianiste (d’origine russe) et un écrivain d’expression française. Dans Le Silence des sphères, il nous donne dix essais sur la musique, qui sont issus de conférences destinées à accompagner ses concerts.

Nombre d’amoureux de la musique sont platoniciens ; Afanassiev l’est plus que tout autre. Pour lui, les œuvres musicales existent depuis l’origine du monde. Par exemple, Beethoven en composant la Neuvième Symphonie n’a fait que transcrire ce qui figurait déjà au ciel de l’éternité. Il faut dire que, selon Afanassiev, la musique a créé le monde : « n’importe quelle œuvre musicale pourrait être à l’origine du monde, même une bagatelle de Beethoven. Un seul accord serait en mesure de remplir cette fonction ». Les panthéistes assimilent Dieu à la nature, Afanassiev, lui, identifie le monde à la musique.

Ceux qui écrivent sur la musique sont souvent tentés de lui prêter des propriétés qu’elle ne partagerait avec aucun autre art. C’était, par exemple, le leitmotiv de Musicophilia d’Oliver Sacks (QL n° 988). Valery Afanassiev s’attache surtout à opposer musique et littérature. La poésie la plus difficile est encore faite avec des mots, auxquels le lecteur peut se raccrocher : les mots ont une connotation, ils font naître des images, ils appellent d’autres mots, etc. Rien de tout cela n’a son équivalent en musique. La beauté d’un poème a partie liée avec les images qu’on y trouve et « cette beauté est explicable en raison de ses liens avec la réalité ». Rien de tel pour la musique : « nulle analyse ne nous expliquera la beauté d’une fugue de Bach ». Une analyse littéraire fait vivre l’œuvre même qu’elle examine alors que l’analyse n’accroît qu’en surface notre connaissance d’une pièce musicale : « une œuvre littéraire a besoin d’un public, une œuvre musicale peut s’en passer ». Ce n’est pas une opinion très répandue ; dans son récent Exil musical (QL n° 991), Thierry Martin-Scherrer dit au contraire que la musique n’existe que par une rencontre. L’ontologie de l’œuvre musicale est insaisissable !

La musique existe indépendamment de nous

Ainsi, l’idée principale d’Afanassiev est que la musique existe indépendamment de nous. La musique nous laisse seuls face à elle. Elle a un caractère définitif, péremptoire. Contrairement à ce qui se passe pour un tableau ou pour un livre, « on ne participe pas à une œuvre musicale ». Le lecteur d’un roman peut imaginer des épisodes qui n’apparaissent pas dans l’œuvre, il peut inventer une suite. Rien de tel en musique, où les développements d’un thème n’ont aucun rapport avec nos aventures humaines. Jamais Afanassiev n’entreprendrait de donner une suite à la Dixième de Mahler : « le mouvement que Mahler a eu le temps de terminer se dresse autour de nous comme un temple sonore où il n’y a aucune brèche, aucune échappatoire ». Pour une œuvre musicale, il n’y a pas d’autre « monde possible », pas de variante, pas de bifurcation. Pascal Dusapin, dans Une musique en train de se faire (QL n° 996), adoptant quant à lui le point de vue du compositeur, faisait entendre un son de cloche tout différent. Valery Afanassiev réduit à néant le rôle de l’imagination de l’auditeur ; pourtant, il arrive que l’écoute d’une musique suscite une image, une pensée, l’évocation d’une autre œuvre, musicale ou non... Bref, l’analogie n’est pas exclue, et l’auditeur n’est pas le récepteur pétrifié que dépeint Afanassiev. 

C’est ainsi, nous dit l’auteur, que Crime et Châtiment « tend vers la condition de la musique » : le lecteur ne « sent pas [la] vie [de Raskolnikov] en dehors des pages qui lui sont consacrées ». Parfois, c’est par le recours à la répétition, essentielle en musique, qu’une œuvre littéraire se rapproche de la musique. Ainsi, Tolstoï, « qui avait une notion rudimentaire de la musique, prenait soin de son immortalité corporelle en répétant les mots », chose que beaucoup d’écrivains ont évitée.

Pour Afanassiev, on ne peut donc pas contredire une œuvre musicale. C’est qu’Afanassiev, à l’instar de Leibniz par exemple, est un « essentialiste ». Pour Leibniz, la « notion » d’un individu contient depuis toujours tout ce qui lui arrivera. Le compositeur est prisonnier de son destin, que ses œuvres lui révèlent. Si Flaubert, nous dit Valery Afanassiev, n’est pas mort de l’empoisonnement d’Emma, Schubert, parmi d’autres, est « mort du poison que suintaient ses œuvres ». Ainsi, les compositeurs ne meurent jamais ni trop tôt ni trop tard : « les œuvres qu’ils composent mesurent leur vie sans qu’ils puissent modifier le cours des événements ». (On peut aussi renoncer à se demander ce que Mozart, par exemple, aurait écrit s’il avait vécu plus de trente-cinq ans parce qu’on n’a pas le goût des questions intrinsèquement sans réponse, et non parce qu’on croit au déterminisme.)

Comme on ne peut contredire la musique, « l’état où elle nous plonge est immobile ». Pour Afanassiev, la musique évoque la mort par « son mouvement inexorable vers la fin derrière laquelle rien ne se profile ».

Afanassiev oppose harmonie et mélodie de façon très originale. L’homme se trouve dans l’espace de la polyphonie, c’est-à-dire du divers de l’histoire, de l’indistinct ; « C’est l’imprécision de nos pensées qui crée l’harmonie de notre vie. Si nos pensées étaient précises, nous n’entendrions que la mélodie de la mort ». Si nous parvenons à entendre une mélodie comme une véritable monodie, c’est-à-dire sans la parure harmonique que, malgré nous, lui fournit notre oreille (c’est une gageure), alors nous pourrons entendre (comme chez Schubert) « l’expression la plus pure de l’identité humaine ». Mais nous redoutons d’entendre cette voix.

L’un des derniers chapitres est une célébration du silence. Le silence, c’est de la musique. Pas n’importe quel silence, le silence habité, celui d’une dilatation de l’être, celui de l’attente désirante, et cette attente, la musique peut l’entretenir, c’est-à-dire la combler. « Indestructible, le silence enveloppe la musique comme pour la protéger. »

Dans son livre, dont le fil est parfois difficile à suivre (mais l’auteur, qui revendique les allers-retours, assumerait certainement ce côté « coq-à-l’âne »), Afanassiev exprime une vision forte et personnelle de la musique, cet art qui « reste incompréhensible même pour ceux qui y consacrent leur vie ».

Thierry Laisney

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