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La saga d'un sans-papiers

Article publié dans le n°1107 (16 juin 2014) de Quinzaines

La vie d’un sans-papiers ressemble à la vie en période de guerre en ceci que le pire – l’expulsion – peut arriver à n’importe quel moment. En même temps, cette menace peut donner à qui la subit un sens plus aigu de la camaraderie, du sacrifice et de l’amour. Ce beau livre de Jean-Noël Pancrazi, son dixième roman, pose implicitement cette question : est-ce que ce ne sont pas parfois les plus nobles d’entre nous qui sont reconduits brutalement à la frontière ?
Jean-Noël Pancrazi
Indétectable
La vie d’un sans-papiers ressemble à la vie en période de guerre en ceci que le pire – l’expulsion – peut arriver à n’importe quel moment. En même temps, cette menace peut donner à qui la subit un sens plus aigu de la camaraderie, du sacrifice et de l’amour. Ce beau livre de Jean-Noël Pancrazi, son dixième roman, pose implicitement cette question : est-ce que ce ne sont pas parfois les plus nobles d’entre nous qui sont reconduits brutalement à la frontière ?

La matière d’un roman réside souvent dans le récit d’une quête, et le nouveau livre de Jean-Noël Pancrazi ne fait pas exception à la règle. Mais ici l’objectif n’est pas de gagner le cœur de l’être aimé, ou de faire fortune, ou de traverser un pays, ou de se remettre d’un deuil ou d’une maladie ; ici, le héros cherche tout simplement à rester sur place. Mady, jeune Malien et personnage principal du livre, à la différence de beaucoup d’autres Parisiens, ne souhaite pas être ailleurs. Par un véritable tour de force, Jean-Noël Pancrazi traduit le dynamisme essentiel de cette quête de statisme.

« Statisme » a la même racine que le mot « état » (avec ou sans majuscule). Leur ancêtre commun veut dire « se tenir debout » ; comme quoi, pour pouvoir rester debout, il faut jouir de la protection juridique qu’offre un gouvernement. En effet, la fin du rêve pour Mady se produit un soir de juillet, le 13, chiffre porte-malheur, la veille de la fête nationale. Mady est capturé par la police parisienne lorsqu’il descend les marches du métro à la station Alexandre Dumas. S’il était resté debout sur le trottoir, au lieu de descendre dans ce labyrinthe souterrain, rien ne lui serait arrivé. Mais il a voulu se joindre aux millions d’autres citoyens, sans-papiers et touristes qui se rassemblaient pour commémorer la prise de la Bastille, voire la fondation de la République française. Du coup, cet homme doux et menu est placé dans une voiture, entouré de cinq policiers bien qu’il ne présente aucun danger, pour être transféré à la Zapi, le centre de rétention qui se trouve non loin des pistes de Roissy, en attendant son expulsion, son retour forcé au pays, neuf ans après son arrivée sur le sol français en 2001.

Tout cela, le lecteur l’apprend dès les premières pages, grâce à la voix fine, sensuelle et mélancolique du narrateur. Qui est ce narrateur ? Il s’agit d’un « toubab » – mot utilisé dans l’Afrique de l’Ouest pour désigner les Blancs – qui aime le jeune Malien, qui l’aime peut-être d’amour. Il a beaucoup voyagé, notamment en Afrique et aux Antilles, passions géographiques liées sans doute à ses racines, ses parents étant venus d’Alger en France pendant son enfance, ce qui fut le cas aussi pour Jean-Noël Pancrazi.

Comme l’auteur, le narrateur connaît bien Haïti, c’est là-bas qu’il avait attrapé un « parasito » en se baignant dans des eaux polluées, maladie qui a provoqué une longue hospitalisation et une longue convalescence. Mady a été l’ami le plus dévoué, le seul à venir l’assister à l’hôpital.

Parce que Mady possède le don de l’amitié. Comme beaucoup de sans-papiers, il déniche instinctivement les bonnes affaires, il reconnaît les beaux tissus et les beaux vêtements, qu’il porte lui-même ou qu’il offre à ses amis. Surtout à Mariama, qui est sortie pendant quelques semaines avec Demba, autre habitant du foyer où habite Mady, avant d’entamer une aventure avec lui. Elle continuera à accepter ses cadeaux longtemps après la fin de leur relation, même quand elle lui aura interdit d’approcher de chez elle à Montrouge.

C’est dire combien l’univers de Mady est peuplé d’êtres intéressés et cruels qui ne cherchent qu’à se hisser d’un rang, oubliant tous ceux qui les ont aidés par le passé. Comme Karamoko, un ancien copain du foyer devenu videur au Man Ray, restaurant-boîte situé près des Champs-Élysées, où Mady se rend un soir pour voir s’il pourrait obtenir un poste analogue, malgré sa petite taille.

Les femmes sont peut-être les plus cruelles. Le désir et la beauté sont évanescents : il faut en profiter au maximum. Croire à l’amour est un luxe permis aux seuls riches, à ceux qui n’ont pas de soucis financiers. Quand Mady est arrivé à la Zapi, il aurait suffi que Mariama passe le voir, qu’elle propose de l’épouser, et il aurait été sauvé. Hélas, cette femme qu’il avait tellement gâtée ne voyait pas quel intérêt pouvait avoir un sans-papiers sans travail ni domicile fixe.

Il en va de même pour « la Blanche », qui vit dans un appartement de l’avenue de l’Opéra où son balcon offre une vue panoramique sur Paris, y compris sur la tour Eiffel et ses lumières qui scintillent. De toutes ses maîtresses, c’est elle qui lui fait faire le plus d’efforts au lit, afin de « recouvrir le souvenir de quelqu’un qu’elle avait aimé dans les Caraïbes ».

Chacun nourrit son rêve, qu’il soit colonialiste, exotique, vénal ou nostalgique. En ce domaine, Jean-Noël Pancrazi se montre impitoyable, tout en maintenant un ton délicat et poétique qui permet au lecteur de s’identifier à ses personnages, à leurs espoirs, leurs calculs et leurs déceptions. Le désir, l’intérêt et la gentillesse vont souvent ensemble, est-ce vraiment possible de faire la part des choses ?

Le narrateur est-il exempt d’un pareil mélange ? A-t-il fait tout ce qu’il a pu pour aider son ami ? Il se pose la question. Ce n’est pas sa faute si Mady a ignoré le conseil qu’il lui avait donné de prendre rendez-vous à l’ambassade malienne afin de renouveler son passeport. Lui aussi fut ému par la beauté et la délicatesse du jeune homme. Quand leurs « ébauches d’étreintes » n’ont pas abouti, il s’est résigné à une amitié platonique. Ce qui ne l’a pas empêché d’accueillir Mady dans son appartement près de la place de la Nation, de lui fournir son canapé et, pendant longtemps, d’héberger dans son armoire la grande et mystérieuse valise rouge, fermée à double tour et « totalement hermétique », dans laquelle il y avait peut-être de la drogue.

À la fin d’Indétectable, le lecteur n’arrive pas à s’expliquer l’origine de ce ton si triste adopté par le narrateur. S’agit-il de la perte de son ami et de la certitude qu’il ne le reverra jamais ? Du gâchis du destin de ce dernier, de la brisure de ses rêves ? Ou est-ce autre chose ? Le narrateur éprouve-t-il une certaine envie à l’égard d’un homme capable de faire cadeau de l’une de ses dernières possessions, une veste noire qu’il laisse à William, qui frissonnait comme lui dans la Zapi ? S’identifie-t-il à l’un de ces immigrants du Sud qui ont « tant de choses à nous apprendre sur le temps et la vie » ? À l’amour ressenti par Mady pour Mariama ?

Après l’expulsion de son ami, il retrouve dans le foyer le petit m doré que le Malien portait autour du cou, et se rend à Montrouge pour le donner à Mariama. Celle-ci ne partage pas son pessimisme, elle est convaincue que Mady reviendra un jour dans cette France qu’il aime tant. Cet espoir-là est-il l’apanage des immigrants ?

Steven Sampson

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