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La solitude en partage

Article publié dans le n°1034 (16 mars 2011) de Quinzaines

Poursuivant la démarche intimiste qui lui est propre, Pierre Pachet reconstitue dans "Sans amour" des fragments de la vie de femmes qui ont compté pour lui, et auxquelles l’unit aujourd’hui l’expérience de la solitude.
Pierre Pachet
Sans amour
Poursuivant la démarche intimiste qui lui est propre, Pierre Pachet reconstitue dans "Sans amour" des fragments de la vie de femmes qui ont compté pour lui, et auxquelles l’unit aujourd’hui l’expérience de la solitude.

La solitude, celle de l’auteur depuis son veuvage, celle des femmes dont il se souvient ou qu’il croise au square ou ailleurs, la solitude requiert du courage. Pour « continuer à prendre soin de soi » alors que dans la rue on n’est plus regardé qu’avec indifférence, il faut résister à la tentation permanente de l’« à quoi bon », il faut de la vaillance, ne pas se laisser emporter par le poids de chaque geste et de son prolongement exagéré dans une conscience désormais prisonnière d’elle-même. Certaines occupations (thé, cinéma, musée : ce sont les exemples de Pachet) évoquent ces « trains express et spéciaux qui mènent vite à une vieillesse prématurée » dont parle Proust dans Le Temps retrouvé.

La solitude engendre l’ennui. Mais il y a deux sortes d’ennui, que Pierre Pachet distinguait déjà dans ses « leçons de poétique » (1). L’ennui pour lui peut être une ressource, un autre nom pour désigner ce qu’on appelle la « vie intérieure », une « virtualité fourmillante » d’où sortent la pensée et la vie. Le goût de la musique par exemple. Pierre Pachet n’a pas répondu tout de suite à l’appel de la « grande » musique : avant d’éprouver qu’« il était possible d’ouvrir l’ennui à cette forme en expansion indéfinie qu’était la musique », il ressentait en elle quelque chose d’« impudique ». Il y a un autre ennui, proche parent peut-être de la dépression : « Parce qu’il consiste […] à vivre sa propre mort, l’ennui est une maladie mortelle et métaphysiquement une sorte d’agonie » (2). L’ennui est alors conscience pure du temps, « l’attente devenue intransitive », selon l’expression de Nicolas Grimaldi. Or, l’attente intransitive tend toujours à retrouver le même objet.

La mort d’ailleurs ne représente pas seulement une menace, comme le montre l’exemple d’Irène, personnage essentiel de Sans amour : le terme de la vie peut constituer aussi un « recours nébuleux ». Bien qu’elle n’eût pas envie de mourir, Irène attendait d’être soulagée du poids de sa vie. Nous remettons tous quelques obligations à plus tard, et « ce plus tard […] vise jusqu’au brouillard de la mort, qui efface toutes obligations et toutes souffrances ». En repassant sa vie, Pierre Pachet tente de comprendre à quoi Irène cherchait ainsi à se dérober. Peu à peu, son couple s’est délité ; elle ne voulait pas la séparation qui en est résultée, mais tenait trop sans doute à sa tranquillité, à ne pas être « embêtée » – « tout seul peut-être mais peinard » chantait Léo Ferré (Avec le temps).

L’idée est parfois venue à Pachet d’éveiller une femme qui sommeillait dans son cœur : un coup de téléphone après plusieurs décennies de silence a traduit alors ce désir d’accéder au présent, à son émotion. Internet permet aujourd’hui des retrouvailles que seul le hasard (autrement dit : « Dieu », qui se serait passé de cette nouvelle mise à l’écart) autorisait naguère. Mais si la voix souvent est inchangée, l’interlocutrice ne souhaite pas forcément que son ami d’autrefois la voie dans le déguisement que les années lui ont fait revêtir. Les êtres ont une façon étrange de persister à travers le temps ; ceux à qui nous survivons depuis dix ou vingt ans parviendraient-ils seulement à nous reconnaître ?

Au début du livre et à la fin, l’auteur énonce que « l’amour n’est qu’une possibilité ». En effet, l’amour n’est pas une nécessité logique, et il ne découle pas non plus d’une loi de la nature. En concevant qu’il y ait des vies désertées ou délaissées par l’amour, Pierre Pachet a en vue une certaine dimension de l’amour, « avec sa douleur déchirante et ses risques ». Si cet amour-là n’est qu’une – merveilleuse – possibilité, l’amour entendu plus largement est une nécessité vitale : « Pour exister, chacun a besoin de recevoir un flux d’attention, d’amour, d’être branché en continu sur une source d’existence » (3). Sans aucun amour, on ne serait rien du tout, c’est ce qu’éprouvent probablement toutes les personnes seules. L’amour, on peut le donner à un animal familier, par exemple, en « une sorte de mariage chaste ». Mais il est difficile de ne plus être touché, caressé. À l’approche de la mort, Irène refusa pourtant les marques d’affection trop tardives que sa mère aurait pu lui prodiguer. Pour Pachet, un jour qui « s’est écoulé sans émotion sensuelle » est un jour perdu.

Livre émouvant, parfois douloureux, Sans amour fait ainsi se répondre diverses solitudes, et témoigne comme ses devanciers de la délicatesse et de l’empathie profondes de son auteur.

  1. Pierre Pachet, L’Œuvre des jours, Circé, 1999, pp. 16-23.
  2. Nicolas Grimaldi, Ontologie du temps, Puf, 1993, p. 70.
  3. L’Œuvre des jours, op. cit., p. 61.
Thierry Laisney

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