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La violence sociale mise à nu

Article publié dans le n°1125 (01 avril 2015) de Quinzaines

Israël, 1978. Nous sommes à la veille du grand bouleversement politique qui a vu accéder le Likoud au pouvoir après trente ans de règne du parti travailliste.
Alona Kimhi
Victor et Masha
Israël, 1978. Nous sommes à la veille du grand bouleversement politique qui a vu accéder le Likoud au pouvoir après trente ans de règne du parti travailliste.

Victor et Masha, deux enfants émigrés d’URSS, ont perdu leurs parents dans un accident de voiture. Leur grand-mère, Catherine, convertie au judaïsme lors de son mariage afin de complaire à ses beaux-parents, les a rejoints pour prendre soin d’eux, mais demeure étrangère à cette culture, n’ayant, comme des milliers de femmes de sa génération, pas même appris l’hébreu. Elle a perdu tout contrôle sur ses petits-enfants, avides d’aventures.

Victor et Masha est le quatrième livre de l’écrivaine israélienne Alona Kimhi, après Suzanne la pleureuse, Lili la tigresse, et le recueil de nouvelles Moi, Anastasia. Inspiré des Enfants terribles de Jean Cocteau, ce roman à trois voix, où alternent les points de vue de Masha, Victor et Catherine, prend la forme d’un récit picaresque relatant les péripéties des adolescents qui découvrent que les choses ne sont pas ce qu’elles paraissent, que le monde bruisse de secrets. Les situations vécues déclenchent des souvenirs nostalgiques, ou gonflés de ressentiment, à mesure que les possibles se restreignent et que l’avenir se ferme devant eux. Roman de formation, organisé autour d’états d’âme – inquiétude, langueur, doute, haine, aspiration, « presque le bonheur », nécessité, émerveillement, avanie, vertiges –, c’est aussi un récit sur l’immigration et l’échec de l’« intégration », qui a des résonances fortes dans la France d’aujourd’hui.

Le rêve sioniste de la réunification du peuple juif sur la terre d’Israël s’y brise sur le choc de la confrontation des cultures d’origine. Masha et Victor découvrent les hiérarchies sociales qui s’établissent dans tout groupe humain entre les « anciens » et les « nouveaux-venus », et les rapports de domination qui en découlent. Ces hiérarchies sociales sont aussi des hiérarchies culturelles et ethniques entre Ashkénazes et Sépharades et, dans chacune de ces communautés, entre les nationalités d’origine. Or, ces immigrés russes se retrouvent en porte-à-faux : plus cultivés que les sabras, les natifs d’Israël, ils en tirent un sentiment de supériorité, voire un certain mépris pour ces derniers, mais leur capital culturel est dévalué dans la société d’accueil, ce qui ajoute au déclin social résultant du double statut d’immigrés et d’orphelins.

Cette confrontation entre cultures et entre classes sociales produit un sentiment d’humiliation, qui s’accompagne souvent d’une déception par rapport à certains espoirs d’intégration. Plusieurs expériences vexatoires scandent le récit. Par exemple, quand des amis de leurs parents leur apportent des guenilles sales et grotesques, envoyées par de riches Américains pour les immigrés. Ou lorsque Masha se remémore l’arrogance des enfants du kibboutz dans lequel elle a été placée un temps. Au collège Mishlav, elle se fait enfin des amis qui partagent les mêmes valeurs culturelles, mais, cédant à son goût de la provocation, elle détruit leur relation. Dépitée, elle en vient à fréquenter les immigrés de sa banlieue, suscitant la répugnance de son frère, lequel est en train de « s’intégrer » dans une famille qui l’a quasiment adopté. Jusqu’au jour où les parents le surprennent nu avec leur fils Nimrod en plein salon, encerclés de drogue et d’alcool, et le renvoient chez sa grand-mère.

Éconduit par son ami lorsqu’il essaie de renouer avec lui, Victor tente de comprendre pourquoi ce qu’il vivait comme une symbiose s’est fissuré et se met à soupçonner des raisons plus sociales que morales : « À moins que le rejet de son ami n’ait été suscité non pas par son immoralité, mais surtout par son côté piteux, son allure de Juif de diaspora, sa tenue vestimentaire bon marché. Car Nimrod était très sensible à la mode, aux nuances, à la qualité. Il arrivait toujours à reconnaître un authentique Wrangler importé des États-Unis d’une imitation achetée pour pas cher sur les docks de la ville basse. Peut-être l’accent russe avec ses “r” roulés qu’il laissait échapper s’il était fatigué ou ivre (dans des mots comme “rire” ou “pérorer”) lui soulevait-il le cœur ? […] En perdant Nimrod, il avait perdu sa relation directe et immatérielle avec le pays où il vivait : l’essence de son identité israélienne avait volé en éclats comme une coquille d’œuf autour du cadavre d’un poussin ».

La musique américaine, le jeans, le vol dans les supermarchés, la drogue, les expériences sexuelles, l’homosexualité pour Victor, constituent la contre-culture de cette jeunesse qui se rebelle contre l’ordre moral sioniste. Leurs aventures les conduisent jusqu’à Akhzivland, ce micro-État autoproclamé indépendant qu’a fondé en 1970 Eli Avivi dans le Nord d’Israël, près de la frontière du Liban, dans le sillage du mouvement hippie. Mais, par-dessus tout, c’est la relation étroite entre la sœur et le frère, cette sœur puissante, sorte de caïd féminin, et son cadet efféminé, qu’elle traite de « lavette », qui constitue leur rempart contre une société hostile.

L’approche des élections anime les conversations et attise les tensions sociales. Le gouvernement va bientôt tomber entre les mains du Likoud, massivement soutenu par les Sépharades et les immigrés russes. Les premiers voient à juste titre dans les membres du parti travailliste les porte-parole de cette élite économique et culturelle ashkénaze qui a exercé contre eux une violence symbolique quotidienne, quand les seconds se méfient de tout ce qui leur rappelle le socialisme étatique, tout en nourrissant, pour beaucoup d’entre eux, des sentiments haineux à l’égard de la population palestinienne. Dans une des scènes les plus terrifiantes du roman, Masha déclenche un esclandre contre un Arabe inoffensif assis à côté d’elle dans le bus, l’accusant injustement de l’avoir touchée.

Malgré leurs efforts pour y échapper, les péripéties rencontrées par Masha et Victor ne cessent de les renvoyer à la violence sociale, mise ici à nu avec tout l’art de la cruauté dont sont capables les adolescents. Qu’ils soient tendres ou grinçants, francs ou cyniques, l’ironie, l’humour, la drôlerie des métaphores incongrues, offrent aux personnages comme au lecteur des instants de répit et de distanciation. Tout comme la tendresse des relations entre Masha, Victor et leur grand-mère Catherine. Tout comme l’attachement que cette dernière, ancienne institutrice réputée pour sa sévérité extrême, sent naître en elle pour le petit-fils autiste de son amie Juliette, l’épicière, émigrée de France. Si cette relation est brutalement interrompue, à l’image de toutes les tentatives de tisser des liens hors du cocon familial – amitiés, relations amoureuses, adoption d’un chiot tué par une balle perdue –, le cocon, lui, résiste à toutes les épreuves et en sort renforcé.

Gisèle Sapiro

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