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Le bleu lointain de Jacques Monory

À Landerneau, dans le Finistère, Pascale Le Thorel a choisi plus de cent cinquante œuvres du peintre-cinéaste Jacques Monory (né en 1924). Ses peintures, ses films, ses écrits suggèrent des événements fictifs de son autobiographie feinte.

EXPOSITION

Jacques Monory

Produite et présentée par le fonds Hélène et Edouard Leclerc pour la culture

Aux Capucins

29800 Landerneau

14 déc. 2014 - 17 Mai 2015

 

PASCALE LE THOREL (DIR.)

Jacques Monory

Fonds Hélène et Edouard Leclerc, 192 p., 29€

À Landerneau, dans le Finistère, Pascale Le Thorel a choisi plus de cent cinquante œuvres du peintre-cinéaste Jacques Monory (né en 1924). Ses peintures, ses films, ses écrits suggèrent des événements fictifs de son autobiographie feinte.

Les images étranges et puissantes de Jacques Monory seraient des documents fallacieux de sa vie imaginaire, des informations fantasmagoriques, des confidences romanesques, des renseignements illusoires, des révélations incertaines.

À une certaine époque, en 1965, Monory participe à un mouvement amical, la Figuration narrative. Il invente alors les aventures de l’autre double, les activités de l’autre, les morts successifs de l’autre, les résurrections de l’autre double.

Très souvent, des centaines d’images de Monory sont imprégnées de bleus nuancés, intenses et troublants. Les meurtres, les visages des femmes désirées, l’immobilité d’un tigre, l’enchevêtrement d’une jungle, la ville, la cruauté de la société sont teintés par les bleus du rêve. Ces bleus métamorphosent la violence, la peur, le désir. Les bleus les atténuent, les modèrent, les ralentissent, les tempèrent, les estompent, les tamisent. Simultanément, les bleus offrent des zones de sérénité et de contentement, à la manière du filtre bleu de certains cinéastes américains. Monory explique : « Le bleu devient une plaque qui met de la distanciation. […] Avec cette distanciation, on passe dans le monde mental. Et puis la peinture, c’est comme l’amour : il faut toujours mettre un peu de bleu ». Les bleus de Monory voilent les catastrophes et la férocité ; ils les éloignent ; ils les écartent ; ils forment une carapace, une protection du réel âpre, une sauvegarde, une armure, un écran, un paravent, un garde-fou. Monory peut peindre, parfois, le sang qui n’est pas rouge.

La peinture de Monory ne ment jamais. Mais elle explore le royaume des mensonges et elle découvre ses limites floues, ses frontières indécises. Elle joue avec les tromperies du pouvoir, de la société, de la marchandise. Sa peinture ne croit à rien, elle est sceptique, pessimiste, ironique. Elle ne juge pas, ne condamne pas ; elle observe le monde, mais elle pense qu’elle ne peut pas le changer. Avec une causticité, une ironie ambiguë, Monory est un dandy impassible et souriant ; il est à la fois actif et indifférent, énergique et désinvolte, généreux et flegmatique. Solitaire individualiste, il n’a jamais appartenu à un parti. Il ne peint pas dans le désespoir ; il vit et agit dans le « non-espoir ». Sa peinture tourne autour des leurres ; elle avance dans des labyrinthes ; elle connaît les ruses et les pièges du pouvoir. Elle se méfie des maîtres et des machinations. L’artifice peut être partout. La peinture n’est jamais une duperie. Nous évitons d’être des marionnettes, ou des fantoches. En 2005, Monory précise : « Tous mes meurtres m’ont reposé ; ils ont été les images amusées de mes peurs. » Le créateur aime s’amuser. Sans cesse, il est hanté par la mort et il lutte. En 1991, il note : « Cet insupportable avènement de la mort, j’essaie de l’agrémenter du faste de la tragédie, le colorer de la froideur du roman noir, du thriller bleuté, du délire glacé d’un romantisme dérisoire. » Peintre-cinéaste, Monory attend davantage des films américains que des tableaux de musée. Il avoue : « J’ai été troublé beaucoup plus profondément par Citizen Kane (1941) d’Orson Welles que par Véronèse. Welles m’a appris beaucoup plus. » Ou bien, il admire La Dame de Shanghai (1948) de Welles et, dans les Meurtres (1968), il propose les miroirs brisés par des impacts de balles. Ou aussi il glace en bleu des scènes de Gun Crazy de Joseph H. Lewis, qu’il considère comme « le plus beau film du monde ». Selon Pascale Le Thorel (commissaire de l’exposition de Landerneau), Monory peint souvent à partir des films ; il met dans ses tableaux des cadres dans le cadre, des inserts, des juxtapositions, des raccords, des fondus enchaînés, des effets de zoom. Monory est aidé par le cinéma ; il remarque : « L’idée de mourir dans un film est d’être vivant dans le film suivant, j’ai trouvé ça extraordinaire. Et je m’en suis servi toute ma vie. »

En 1968, Monory réalise un film bleu, Ex-. Alors, le peintre, en tenue de gangster dandy, court dans la foule ; il est atteint par une balle et tombe ; puis il s’époussette et repart. Élégant, il meurt et il s’en tire. Par les images du cinéma, sa silhouette serait immortelle.

En 1985, dans une vidéo, La Voleuse, et dans ses peintures (1985-1986), Monory raconte sa joie anarchiste. Il est heureux : « Nous courions, poursuivis par la police, elle (la petite fille) et moi, et nous leur échappions toujours. Toujours nous avions le même plaisir à voler dans les magasins, les boutiques de vêtements, des bijouteries très chics. Nous courions par des couloirs, des rues, des labyrinthes connus, des plateaux de théâtre où jouaient seulement des femmes et toujours la même pièce. Jamais ils ne nous attrapaient, je l’aimais follement. » Tous deux, « nous dansons et volons dans les airs sur des montagnes russes, la petite fille dans mes bras… » Monory commente alors : « Il y a un jeu de mots : le vol et l’envol. Ça se termine d’une manière optimiste en somme, pour changer. »

En une autre période, Monory est plus grave, plus tragique. En 1974, il expose une quarantaine de tableaux qui s’intitulent Les premiers numéros du catalogue mondial des images incurables. Ce sont des scènes que nous ne pouvons pas oublier et dont nous souffrons. Ce sont des figures malades et vénéneuses, subtilement déséquilibrées. Apparaissent des yeux bandés d’hommes et de femmes, comme Œdipe qui se crève les yeux et ne veut pas voir l’inoubliable… Et les spectateurs d’un cinéma voient le défilé des chefs nazis autour de Hitler… Et l’avenir est interdit, sans horizon, avec un mur de briques, doublé de grillages… Tu peux alors lire une phrase terrible, en 1929, de Georges Bataille : « Des chiens obscurément malades d’avoir si longtemps léché les doigts de leurs maîtres hurlent à la mort dans la campagne au beau milieu de la nuit. »

Et encore, en 1974, j’ai publié une préface des œuvres de Jacques Monory, les Opéras glacés. Je me permets d’en citer cet extrait : Car toujours ou presque, les opéras mêlent le douloureux et le grotesque, le fascinant et le dérisoire. Le tragique devient grandiloquence volontaire. Les agonies se prolongent et apparaissent comme spectacles. S’épanouit la comédie chantée de la mort. Complaisante à elle-même, la mort se fait spectaculaire. Elle multiplie les figures d’elle-même. Elle se laisse voir sous tous ses angles. Elle se mire en des reflets multiples… Elle en fait trop. Elle s’exhibe. Elle se chante et se prostitue. Avec des soupirs et des trilles, avec des lamentos et des beuglements. Elle se donne à la consommation. Elle s’étend et se répand. Elle se couche. Elle s’étale. Elle exagère le pathétique et l’épuise…

Gilbert Lascault

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