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Le cavalier polonais

Article publié dans le n°999 (16 sept. 2009) de Quinzaines

Un petit tableau de Rembrandt, à la Frick Collection de New York, aura été la véritable patrie de Jan Karski. Karski est dans Shoah de Lanzmann le résistant polonais qui, guidé par deux membres de la communauté juive, est entré dans le ghetto de Varsovie et y a vu l’inhumanité à l’œuvre. Il n’est jamais revenu de ce temps, jusqu’à son décès en 2000 à Washington.
Un petit tableau de Rembrandt, à la Frick Collection de New York, aura été la véritable patrie de Jan Karski. Karski est dans Shoah de Lanzmann le résistant polonais qui, guidé par deux membres de la communauté juive, est entré dans le ghetto de Varsovie et y a vu l’inhumanité à l’œuvre. Il n’est jamais revenu de ce temps, jusqu’à son décès en 2000 à Washington.

Jan Karski est aussi le titre du roman que Yannick Haenel consacre à cet homme. Il le présente en trois temps, trois chapitres qui s’enchaînent sur le plan temporel, et permettent d’aborder sous trois angles cette figure singulière et solitaire. Entre documentaire et fiction.

Il y a d’abord le témoin, tel qu’il apparaît dans le film de Lanzmann. Face à la caméra, il a du mal à parler, assailli par les souvenirs, par le flot d’images qui rejaillit. Puis il parle, employant le présent qui lui a fait si peur, et il raconte sa rencontre avec les deux résistants juifs, rapporte leurs paroles. L’entretien filmé s’arrête à son départ comme messager en Grande-Bretagne et aux États-Unis. En contrepoint de ses propos, Lanzmann filme la statue de la Liberté, dont on ne sait si elle porte un flambeau ou une épée, comme dans L’Amérique de Kafka.

Le deuxième chapitre résume le récit de Karski, paru en 1944 sous le titre Mon témoignage devant le monde. Haenel reprend l’histoire de Karski, avant qu’il ne devienne celui qui témoigne pour Shoah. C’est un jeune bourgeois insouciant, ayant beaucoup voyagé, un cosmopolite attaché à son pays pour lequel il est mobilisé dès 1939. En mai 40 il a compris de quoi il retournait : la France dont il attendait tout est vaincue, l’Allemagne nazie et l’URSS de Staline se sont partagé la Pologne. Les emprisonnements et les massacres sont nombreux. D’un côté par la répression de toute résistance, d’un autre par la disparition ou l’assassinat de tous les cadres du pays, comme à Katyn. Comme le dit un de ses compagnons d’infortune, « Dieu a placé les Polonais au pire endroit du continent, le plus troublé, entre des voisins rapaces et puissants. » Karski – bien qu’officier – échappe de peu aux fosses communes. Mais son engagement dans la Résistance lui vaut d’être arrêté et torturé. Il est membre de l’A.K. dont le chef, Sikorski, le reçoit à Londres lorsqu’enfin il échappe à la Gestapo. Puis vient la découverte du ghetto. Messager, il n’est pas plus écouté de Roosevelt que des autres leaders mondiaux. Il est seul et les dernières pages du livre le montrent, assis face à la statue de Kosciuszko, héros de l’Indépendance polonaise, seul.

Le pari d’Haenel consiste, dans la troisième partie, à se glisser dans la peau de Karski et à emprunter le « je » de la fiction. Un seul paragraphe court sur les soixante-dix pages restantes du roman. C’est le souffle de l’homme qui ne veut ou ne peut s’arrêter, du messager devenu témoin, grâce à ses étudiants : « Il est impossible, lorsque l’on est un témoin, de ne témoigner qu’une seule fois : quand on a commencé à témoigner, il faut témoigner sans cesse, la parole ne doit plus s’arrêter, il faut que le monde entier en profite. »

Mais quand commence cette troisième partie, on est en 1945, la pire année selon le narrateur. Selon lui, il n’y a pas eu de vainqueurs en 45, que des complices et des menteurs. L’année est celle de l’ouverture des camps, de Hiroshima et Nagasaki, du procès de Nuremberg. Karski a écritson livre, a connu un très grand succès. De nombreuses conférences sur le territoire des États-Unis lui ont permis de rencontrer ses lecteurs. Mais il se moque de ce succès. Entre 1942 et 1944, quand il était encore possible de freiner le processus d’extermination, voire de l’interrompre, il n’a convaincu personne. Pis : nul n’est intervenu pour sauver les 70 000 Juifs de Transnistrie, « mis en vente » par le gouvernement roumain…

Les appels désespérés de Karski sont restés aussi vains. En cette année de libération de l’Europe, il est seul, et son pays est seul. La Pologne détruite par les nazis est sous la coupe des Soviétiques et nul ne s’en préoccupe. Épuisé par ses efforts, abattu, Karski passe plusieurs années de sa vie comme absent. Il fait silence « pour ne pas abandonner les morts » et écrit : « J’habitais la lueur assombrie d’une victoire. »

Son unique lien avec sa patrie est la petite toile de Rembrandt intitulée Le Cavalier polonais ; dans ses moments les plus difficiles, il se rend au musée pour la contempler. Son autre raison de vivre est la jeune danseuse juive polonaise qu’il a épousée. Elle l’aidera à surmonter le deuil, le dégoût de ce monde, et il deviendra professeur d’Histoire contemporaine, expliquant à ses étudiants en quoi la Shoah n’est pas crime contre l’humanité, mais crime de l’humanité : les alliés sont complices dans la mesure où ils n’ont rien voulu entendre. Nuremberg ne met en accusation que les nazis (et encore, les dignitaires pour l’essentiel). Du jour où il est entré dans le ghetto, Karski a compris que la « conscience du monde » n’existait pas, que le monde lui-même cessait d’exister.

Jan Karski est un roman puissant, dense qu’on lit sans désemparer, saisi par sa simplicité et sa hauteur. On y retrouve l’homme qui faisait face à la caméra de Lanzmann. Un aristocrate aussi digne que modeste, s’effaçant derrière son propos. On se le rappelle, pris par l’émotion, les sanglots dans la gorge. Il sort du champ et revient quand il a trouvé sa contenance. Le roman – parce qu’il lui donne une voix – prolonge ce que le cinéaste n’avait pu conserver : le fil d’une vie apparaît.

On sourit, ainsi, mais de quel rictus, quand son éditeur américain demande au témoin une faveur. « J’étais fatigué écrit-il, je répliquai qu’en effet il manquait une fin heureuse, il manquait la reconnaissance de la Résistance polonaise et le sauvetage des Juifs d’Europe par les Américains. » Mais c’est surtout la bluette qui manque à l’éditeur, une intrigue amoureuse lorsque Karski est caché dans une demeure de la campagne polonaise… C’est un détail, romanesque, mais il n’est pas insignifiant. Ou plutôt il est révélateur de l’insignifiance moderne.

La construction en trois temps, l’éclairage qui est donné aux faits, permet aussi de répéter certaines séquences, de mettre en avant quelques scènes dont la portée s’amplifie avec leur retour. Ce procédé rappelle celui de la spirale sans fin qui caractérise Shoah. Plus on apprend, moins on sait, et en même temps, on a entendu, écouté tous ces témoins d’un événement qui dépasse l’entendement.

Réflexion sur le mal qui a contaminé l’humanité, Jan Karski est aussi l’histoire d’une terrible solitude et d’une injustice. Haenel comme son narrateur rappellent quelques vérités : envahie dès septembre 39, la Pologne a aussitôt subi la pire des répressions : prises d’otages, exécutions sommaires, pillages et massacres ont été son lot quotidien. Aucun gouvernement de collaboration n’a pu « adoucir » l’Occupation. Le mouvement de résistance a été immédiat et profond, à la mesure de l’oppression subie. Karski est le symbole de cette lutte et on a du mal à le dire, à mesurer ce que cela représente. L’insurrection de Varsovie, en 1944, s’est produite dans la pire des solitudes. L’Armée rouge campait face à la ville que les nazis détruisaient méthodiquement.

L’antisémitisme, indéniable, profond, est l’autre aspect de cette histoire qui par bien des côtés, ressemble à celle d’Abel et Caïn telle que se la figure Daniel Mendelsohn dans Les Disparus, au sujet des Juifs et Ukrainiens. Cet antisémitisme, essentiellement d’origine chrétienne aurait trouvé pendant la guerre son expression majeure. Certaines scènes de Shoah l’accréditent, et notamment ce plan montrant un ancien conducteur de trains passant son pouce sur la gorge, avec ce que l’on prend pour de la jubilation. Karski dit avec justesse ce qu’est devenue la Pologne « nom propre de l’anéantissement, parce que c’est en Pologne qu’a eu lieu l’anéantissement des Juifs d’Europe. En choisissant ce territoire pour accomplir l’extermination, les nazis ont aussi exterminé la Pologne ». En outre, on le sait, les gardiens des camps étaient plus souvent ukrainiens, lettons ou lituaniens que polonais, et les Polonais qui ont aidé ou sauvé des Juifs sont plus nombreux qu’on ne le dit. Le statut de « Juste parmi les nations » donné à Karski est une forme de reconnaissance et il ne reconnaît pas que lui, heureusement.

Haenel évoque ces aspects de l’Histoire et nul doute que ce roman fera débat, voire polémique. Tant mieux ! S’il est une façon de rendre justice à Karski, que ce soit par ce beau livre qui rappelle son tourment et le ravive, même si la conscience du monde n’existe plus.

Norbert Czarny