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Dans cette exposition du musée du quai Branly, plus de cent vingt objets et documents proposent la vision en miroir de deux empires : l’Empire espagnol et l’Empire inca. Apparaissent des armes, des tuniques, des armures, des cartes géographiques, des insignes de pouvoir, des scènes de combats, des récits divergents, des pièces d’orfèvrerie, des céramiques. Un catalogue riche et très précis éclaire le bruit et les fureurs du Pérou (1).

Exposition L'Inca et le Conquistador

Musée du Quai Branly

37, quai Branly, 75007 Paris

23 juin-20 septembre 2015

Catalogue de l'exposition

Sous la direction de Paz Nunez-Regueiro

Actes Sud, 200 p., 37 €

Dans cette exposition du musée du quai Branly, plus de cent vingt objets et documents proposent la vision en miroir de deux empires : l’Empire espagnol et l’Empire inca. Apparaissent des armes, des tuniques, des armures, des cartes géographiques, des insignes de pouvoir, des scènes de combats, des récits divergents, des pièces d’orfèvrerie, des céramiques. Un catalogue riche et très précis éclaire le bruit et les fureurs du Pérou (1).

Le 16 novembre 1532, en de courts instants, en des actes très violents et brefs, l’Empire inca s’effondre. Dans les Andes, Cajamarca, petite ville qui dirige la région, se trouve à 2 700 m d’altitude, dans les hautes terres. Pizarro s’avance avec cent soixante-huit soldats espagnols, accompagnés par des auxiliaires indiens (en particulier les traducteurs). Il ne veut, ni ne peut, rencontrer l’armée d’Atahualpa, empereur des Incas.

À Cajamarca, Pizarro dresse son piège. Les espions d’Atahualpa ne perçoivent pas d’abord les Blancs barbus. Coup de bluff, seule solution militaire, le traquenard des conquérants audacieux se réalise. La plupart de ces hommes étaient originaires d’Estrémadure et d’Andalousie ; d’autres étaient natifs de Castille et de León, des Basques, des Navarrais. C’étaient en majorité des jeunes (moins de trente ans). Un peu moins d’un tiers d’entre eux avaient une pratique de la guerre contre les Indiens depuis au moins cinq ans. Leurs chefs étaient plus âgés : l’un avait dépassé quarante ans et Francisco Pizarro cinquante ans. Cinquante et un soldats savaient lire et écrire et vingt-cinq en étaient un peu capables. Selon Olivier Renaudeau (conservateur en chef au musée de l’Armée, Paris), ils se contentaient probablement de chemises en mailles, de gilets en cuir doublé de lames métalliques ou de pourpoints rembourrés de coton avec des boucliers et des épées. Une vingtaine de ces fantassins protégeait Pizarro tandis qu’il se frayait un passage jusqu’à l’Inca. Ses soixante-deux cavaliers, équipés légèrement, montaient des chevaux résistants et de petite taille. Les Indiens ne connaissaient pas les chevaux, ils étaient impressionnés. Pour ce guet-apens, Pizarro a utilisé assez peu d’armes : deux pièces d’artillerie dissimulées, des arquebuses (qui, selon les Indiens, étaient des tonnerres du ciel, des foudres), des arbalètes. Donc, à Cajamarca, la charge soudaine des cavaliers, le fracas des chevaux (ornés de sonnailles et de grelots), les deux pièces d’artillerie (que dirigeait le grec Pedro de Candía), vingt arquebuses tirant depuis une tour, l’extrême violence des Européens bouleversèrent et sidérèrent les Indiens ; le cortège d’Atahualpa est attaqué. Les milliers d’hommes des troupes de l’Inca se trouvent à l’extérieur de la cité et sont désorientés…

Ainsi, pendant que Pizarro préparait l’embuscade, Atahualpa était curieux, imprudent ; il avait envie de connaître le chef des Européens barbus. Il n’avait nulle peur ; il ne pensait pas que ces Blancs étaient des dieux, mais seulement des humains ; il les sous-estimait. Selon la relation de Pedro Pizarro (un des neveux de Francisco), Atahualpa, à une certaine distance, se reposait et se rafraîchissait, avec ses épouses et ses servantes, près d’un bassin où coulaient l’eau froide et l’eau chaude ; il se détendait (2). Puis il rassembla ses gens et fit route vers Cajamarca. Des centaines d’Indiens balayaient le chemin. L’empereur était installé sur sa litière. Avec l’or, l’argent, « c’était merveille de briller au ciel ». Quatre cents hommes, secrètement armés, dansaient et chantaient. À Cajamarca, il y aura un dialogue stérile des Espagnols et des Incas. Selon des récits divergents, il y aurait eu des coupes d’or avec du chicha, offertes par Atahualpa ; Pizarro aurait jeté la boisson de conciliation ; Pizarro aurait peut-être eu peur du chicha empoisonné (ou il n’aurait pas compris le geste symbolique de la paix). Furieux alors devant la boisson refusée, Atahualpa a jeté une lettre de Pizarro (ou bien une Bible) par terre. Agissent alors les Espagnols ; Atahualpa, impassible, autoritaire, ne bouge pas. Les dignitaires incas n’imaginent pas le sacrilège de renverser la litière. L’empereur des Incas est prisonnier.

Dans le catalogue de cette exposition, Carmen Bernand (professeur d’anthropologie) décrit la captivité d’Atahualpa. Lié d’une certaine amitié avec un frère de Pizarro, Atahualpa se remémore le passé et ses prouesses ; il transmet des informations sur son père, Huayna Cápac, sur les constructions incas, sur l’obéissance de ses vassaux ; il joue aux échecs. Il est aussi entouré de ses concubines et de ses servantes, la plupart d’une grande beauté ; certaines avaient un teint très blanc, « signe qu’elles ne labouraient pas les champs de l’empire ». Qui proposa une rançon pour libérer l’Inca ? Pizarro ou Atahualpa ? La rançon sera importante : des objets d’or dans une chambre (5 x 8 m) et ceux d’argent dans deux chambres. Le 26 juillet 1533, un conseil décide de tuer l’Inca par une exécution immédiate. L’Inca demande vainement de revoir Pizarro. Il accepte d’être baptisé par le dominicain Valverde ; il pense que, s’il n’est pas brûlé sur le bûcher, il pourra renaître grâce au soleil, son père, et ressusciter. La vie d’Atahualpa serait « illuminée par la mort ». Sur la place de Cajamarca, l’Inca est enchaîné et garrotté. Puis il est enseveli. Nombre de ses serviteurs s’immolent ; quelques femmes se pendent. Le supplice d’Atahualpa sera représenté par les poèmes, les récits, la peinture, le théâtre, les danses… Quand il était prisonnier, Atahualpa espérait, à un moment, venir en Espagne et rencontrer Charles-Quint.

Peu avant l’arrivée des Européens, des prophéties auraient annoncé l’effondrement de l’Empire inca. Dans cet empire, au milieu du XVe siècle, les Incas intensifiaient leurs ambitions territoriales. Ils auraient voulu rebâtir Cuzco et lancer un programme de remodelage du paysage et de constructions publiques. Dans l’Empire, ils créaient des canaux d’irrigation, des terrasses cultivées, des routes, des palais, des places. Cuzco, centre économique, politique et religieux, exerçait son influence sur toute l’aire andine. Les fonctionnaires utilisaient les quipus (des cordelettes colorées, munies de nœuds) ; ils enregistraient une grande quantité d’informations et géraient l’État inca. Aux confins de l’empire en expansion constante, les vassaux, les seigneurs locaux, négocient et deviennent soumis à l’Inca. Ils lui versent à perpétuité un impôt en biens et en journées de travail. Les travaux collectifs transforment complètement les pentes abruptes ; ils doivent augmenter la production agricole. Des groupes de travailleurs (avec leurs familles) sont déplacés pour modifier le peuplement et fonder des alliances stratégiques. Les Incas contrôlaient les champs de coton, les mines, les ressources marines. Ils prenaient des mesures punitives contre tous ceux qui résistaient, afin de détruire leur identité et de les dissuader de toute révolte future. Et puis arrivent les barbus mystérieux. Et après les luttes fratricides des conquistadors (le clan des Pizarro, le clan d’Almagro, d’autres), la couronne d’Espagne organise la colonie à son seul profit, sans se préoccuper des conquistadors et de leur rancœurs. Et les ecclésiastiques sont les agents de la couronne très catholique…

Dans les chroniques, dans certaines peintures, nous apprenons les mariages des princesses incas et des nobles espagnols. Par exemple, après la mort d’Atahualpa, une de ses épouses est baptisée et reçoit son nom espagnol : Angelina Yupanki ; puis elle devient l’épouse de Francisco Pizarro. Ou bien, une princesse inca épouse Martin de Loyola (dont le grand-oncle était Ignace de Loyola) ; en 1572, le vice-roi Toledo écrit au roi d’Espagne : « Même si elle est indienne et porte son costume traditionnel, cela serait utile à votre Majesté dans la mesure où la province de Vilcabamba est si importante. Et le mariage de cette Indienne servirait notre cause en mettant fin aux troubles dans la région. »

Un historien péruvien affirme en 1997 : « Nous ne sommes ni des vainqueurs, ni des vaincus ; nous sommes les descendants des vainqueurs et des vaincus. » L’impact de la conquête reste présent dans l’idée d’une société métisse qui associe le pouvoir des Incas et l’héritage ibérique.

1. Cet excellent catalogue est dirigé par Mme Paz Núñez-Regueiro, conservateur du Patrimoine, responsable des collections de l’Unité Patrimoniale Amériques au musée du quai Branly.
2. Pedro Pizarro, La Conquête du Pérou (1571), in Les Conquistadors (Mexique, Pérou), édition présentée par Gérard Chaliand, Omnibus, 2003, pp. 711-826.

Gilbert Lascault

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