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Le conteur des mythes hermétiques

Dirigée par Catherine Grenier, cette exposition bien organisée rassemble plus de deux cents œuvres très variées de Martial Raysse (né en 1936) : des peintures, des sculptures, des films, des dessins. Depuis les années 1960 jusqu’à aujourd’hui, la trajectoire singulière d’un créateur visionnaire se révèle. En une cinquantaine d’années, il invente des scènes disparates, bigarrées, des images insolites, des récits énigmatiques.

EXPOSITION
MARTIAL RAYSSE
Rétrospective 1960-2014
Centre Georges-Pompidou
14 mai-22 septembre 2014

Catalogue sous la direction de Catherine Grenier
Éditions du Centre Pompidou, 304 p., 350 ill. coul., 44,90 

Dirigée par Catherine Grenier, cette exposition bien organisée rassemble plus de deux cents œuvres très variées de Martial Raysse (né en 1936) : des peintures, des sculptures, des films, des dessins. Depuis les années 1960 jusqu’à aujourd’hui, la trajectoire singulière d’un créateur visionnaire se révèle. En une cinquantaine d’années, il invente des scènes disparates, bigarrées, des images insolites, des récits énigmatiques.

Martial Raysse est, sans cesse, un conteur de mythes hermétiques. Il tisse les légendes rustiques, les connaissances des sages, les visions des chamanes, l’argot des voleurs, les pratiques de Lucas Cranach et d’Ingres, les jeux de l’ironie et de l’amour. Il ne s’ennuie jamais. Il imagine. En septembre 2013, il note : « Je me suis toujours vécu comme un poète ; très tôt j’ai illustré mes poèmes. […] J’ai choisi de m’exprimer par le moyen de la peinture ». La peinture serait « un langage que je considère comme plus universel ». Ce serait un langage qui n’aurait pas besoin de traduction, d’interprétation, d’explication. Chaque image est une interrogation. Elle est un instant décisif, un coup de dés.

À chaque moment, Martial Raysse choisit des initiatives imprévues. Par exemple, vers 1961, il privilégie la modernité, une « hygiène de la vision », une certaine forme de la santé, le propre. Il énonce : « Je désirais que mes œuvres portent en elles la sereine évidence d’un réfrigérateur de série : neuves, aseptisées, inaltérables. » Il s’oppose alors au tachisme, à la morosité, à la mélancolie : « Par rapport aux peintres tachistes qui spéculaient sur la décomposition et le pourrissement, le problème des matériaux nouveaux impliquait l’idée d’un nouveau monde qu’on ne pouvait exprimer qu’avec des matériaux dignes des idées envisagées. » Pour lui, la matière plastique est alors « la couleur dans la masse, dans la chair, le Congo, le Cap Canaveral ».

En 1962, il note : « J’ai découvert le néon. Avec le néon, vous pouvez projeter l’idée de couleur en mouvement, c’est-à-dire un mouvement de la sensibilité, sans agitation. » En 1966, le critique Otto Hahn considère Raysse comme le « Matisse des Prisunics ». Avec insolence, avec tendresse, il donne à voir les couleurs intenses et diversifiées des corps féminins, les maquillages, les artifices, les houppettes.

Après 1968, Raysse quitte l’urbain, les publicités. Il s’éloigne du monde de l’art, de ses aspects spectaculaires et marchands. Il préfère la campagne, un certain silence parmi les nuages légers. Sans vernissages, il travaille pourtant ; il goûte la lumière, les fruits, les arbres ; il accueille le monde ; il s’accueille soi-même. Dans un petit livre de 1971, il propose « six images calmes »… En 1972, il montre des « choses » qui ne sont ni sculptures, ni assemblages. Il appelle ça : « Coco Mato ». Ces « choses » sont constituées par des ficelles (tendues ou non tendues), des papiers de journal humides et modelés, des pinces à linge, des bougies, des sacs en plastique, de nombreuses plumes d’oiseaux, un bocal, du sable, des champignons fluorescents en papier mâché, etc. Ce sont des moyens de méditation, des moyens pour partir vers les rêves et l’ailleurs, des instruments de communication, des éléments de rites frustes.

C’est l’époque des petites tribus éphémères, des communautés fragiles et précaires ; des amis parlent (ou se taisent) ; ils boivent (ou non) ; ils fument (ou non) ; ils se passent de la main à la main (comme au jeu du furet) la « chose » que l’un a fabriquée et que les autres ont parfois modifiée. Les « choses » et l’amitié courent, courent les furets. Le mot Coco mato serait (me dit-on) le nom que les Italiens donnent à un champignon, l’Amanita muscaria. Ce champignon serait, parfois, du côté des hallucinations, des transes, des silhouettes métamorphosées… Ou bien, en 1975, Raysse sculpte Le Sage à la rose (papier mâché, lampe allumée, tissu) ; le moine serein se contrôle ; il se concentre.

En 1997, Martial Raysse a vu une grotte près d’un village italien qui se nomme Sperlonga. En latin, le lieu s’appelait Spelunca ; Raysse a peint sept grandes images. Tout se passe comme si le peintre sortait la nuit de la caverne et, au petit matin, naissait avec un regard neuf et découvrait l’univers surgi au bord de la mer. Il retrouve alors des mythes gréco-latins. Surgissent des divinités gigantesques au-dessus des petits arbres et de la mer bleue. Un bébé Minotaure pointe le doigt vers le soleil qui se lève. Priape relève sa toge et dresse son phallus (en partie mutilé). Près d’une colonne brisée, Cronos ferme les yeux. Nu, l’hermaphrodite, ambigu, s’allonge, somnolent, sur une vaste plage. Militaire, le colosse aux pieds d’argile vacille et trébuche. Grotesque, ventru, le silène est assis sur un âne et deux nymphes l’admirent. Moïra, la Destinée, tient dans ses deux mains notre planète. La modernité et l’antique se concilient. Le passé, l’aujourd’hui, l’avenir s’unissent. Une telle peinture se méfie des nostalgies et des répétitions ; elle est du côté des renaissances, des conquêtes, des conversions. Pour Raysse, il n’y a pas de crépuscule des dieux grecs. Les mystères d’Éleusis se célèbrent, peut-être, aujourd’hui, autour de la Méditerranée. Dans la campagne, chaque femme est une déesse. Chaque taureau veut enlever Europe. Les tracteurs et les temples sont voisins dans le paysage.

En 1979, Martial Raysse s’installe dans le Périgord. Il réalise de petites peintures modestes, précises : un lieu de bonheur. Ce serait la petite maison : une porte, un tapis, une chaise, une cheminée… « Je suis alors resté dans la compagnie des choses qui m’entouraient et avec lesquelles il ne me restait désormais qu’à faire plus ample connaissance, faire ami avec le balai, ami avec l’étagère... un soir, sorti sur le pas de la porte, j’avais maintenant l’amitié de toutes les étoiles du ciel. » Il joue alors avec le très proche et le très lointain… Et, dans cette remarquable exposition du Centre Pompidou, tu découvres des œuvres (parfois minuscules, parfois géantes) que Raysse invente entre 1980 et 2014.

Par exemple, en 1992, il crée le Carnaval à Périgueux (3 m x 8 m). Ce n’est ni Nice, ni Venise, mais la Dordogne : une mascarade ignorée. L’œuvre est une peinture d’histoire qui ne renvoie ni à une bataille, ni à une allégorie, ni à une scène religieuse. Les fantômes, les fantasmes, les jeux de masques, le paganisme interviennent dans notre monde contemporain. Ce carnaval est lié aux transgressions, à l’oubli provisoire des règlements et des lois. Le désordre des désirs individuels organise un cortège dansant près d’une palissade. Circulent deux amoureux, une licorne, des enfants boudeurs, un bouffon avec un chapeau moiré, un géant (venu de Goya), un personnage avec un voile noir qui dissimule son visage (venu de Magritte), un crocodile (dans une cuvette de porcelaine), un cerf, un chevreau blanc.

Ou bien, plusieurs peintures évoquent Bacchus. Raysse rapproche Bacchus de Bouddha ou du Christ. Pour lui, Bacchus boit le vin comme le Christ tend une coupe à ses disciples. Raysse note : « La Bacchanale n’est pas une exhibition d’ivrognes, mais l’infinie beauté du sacre de la danse. De la Bacchanale à la Danse macabre, il n’y a qu’un pas encore. »

Ou encore, tu examineras d’immenses tableaux récents de Martial Raysse, des groupes de corps agités : La Folie Antoine (1999, 300 x 1 500 cm), Le Jour des roses sur le toit (2005, 315 x 600 cm), Heureux rivages (2007, 300 x 400 cm), Poisson d’avril (2007, 259 x 300 cm), Ici plage, comme ici-bas (2012, 300 x 900 cm). Tour à tour, tu découvriras des Cènes, des sarabandes, des vacances délirantes, des jardins des délices, une apocalypse, des extases, des séductions, des plaisanteries inquiétantes, des agonies joyeuses… Tu te demanderas si ces peintures de Martial Raysse ne sont pas parfois proches d’œuvres très contradictoires : celles de Bosch, de Breughel, de Max Ernst, de Balthus, de Jean Hélion, de Klossowski…

Le 13 mai 1984, Martial Raysse prononce au Centre Pompidou une conférence : « Quelques paroles à propos de la première épître de Paul aux Thessaloniciens… Ah ! Qu’il est long le chemin qui mène à ma blonde ! »

Gilbert Lascault

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