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XVIIIe siècle épistolier

La critique des livres réserve parfois de bonnes surprises. En voici une avec cet ouvrage d’une présentation agréable et raffinée – la couverture reproduit un papier dominoté du XVIIIe siècle de la fabrique de Pierre Fiacre Perdoux à Orléans – qui prolonge une étude consacrée à des "Lettres inédites de Madame du Deffand à sa famille" (QL n° 967). Le volume précédent écartait volontairement « toute matière relative à Julie de Lespinasse », ce que nombre de lecteurs et de spécialistes avaient pu regretter. Ce nouveau dossier rigoureusement établi et commenté vient combler ce manque.
La critique des livres réserve parfois de bonnes surprises. En voici une avec cet ouvrage d’une présentation agréable et raffinée – la couverture reproduit un papier dominoté du XVIIIe siècle de la fabrique de Pierre Fiacre Perdoux à Orléans – qui prolonge une étude consacrée à des "Lettres inédites de Madame du Deffand à sa famille" (QL n° 967). Le volume précédent écartait volontairement « toute matière relative à Julie de Lespinasse », ce que nombre de lecteurs et de spécialistes avaient pu regretter. Ce nouveau dossier rigoureusement établi et commenté vient combler ce manque.

Dans la tradition dix-huitiémiste, Julie de Lespinasse ne joue pas un grand rôle. Comme le rappelait il y a quelques années une pièce de théâtre, tout juste celui d’une ingrate qui utilise sa jeunesse pour se substituer à sa protectrice, âgée et presque aveugle, pour tenir salon à sa place avec les mêmes invités. Mais, pour ses amis d’alors, Julie de Lespinasse ne se réduit pas aux manœuvres d’une intrigante. N’est-elle pas devenue la compagne de D’Alembert et l’interlocutrice imaginée par Diderot dans deux de ses dialogues, Le Rêve de D’Alembert, où elle dialogue avec Bordeu, célèbre médecin, et la Suite de l’entretien avec D’Alembert, où Diderot, par le truchement de Bordeu, avance des thèses hardies sur la sexualité et le mélange des espèces ?

L’enthousiasme de Diderot prête à Julie de Lespinasse une évidente liberté de ton. Il faut en retenir qu’aux yeux du philosophe elle était apte à suivre des débats osés sans s’offusquer. Laissons l’imagination de Diderot divaguer à son aise et revenons à ce dossier réuni par Pierre E. Richard. Une trouvaille érudite est donnée en prologue : un document inédit relatif à l’ascendance paternelle de Julie de Lespinasse rend peu probable l’hypothèse du marquis de Ségur (1905), mais sans modifier son statut de fille naturelle, dont l’avenir n’était pas assuré.

À la mort de sa protectrice, la comtesse d’Albion, avec qui elle vivait avec sa demi-sœur Diane et son mari, et dont les lettres retrouvées livrent « le vivant tableau de cette cohabitation », Julie passe de l’espoir à la mélancolie puis au chagrin et à la mésentente. Elle semble vouée à une retraite conventuelle. C’est alors qu’a lieu la rencontre au Chamron (en son domaine familial) avec Mme du Deffand, au début de 1753. Mme du Deffand a cinquante-six ans et Julie vingt-quatre. L’une tient un salon que fréquentent les plus beaux esprits du temps : D’Alembert, Diderot, Voltaire (quand il est à Paris)... L’autre ne sait pas ce qu’elle va devenir. Mme du Deffand n’apprécie pas tout de suite la jeune femme, qu’elle accuse de « manquer de sincérité ». Elle reproche à ses lettres de n’être pas, comme elle le note, une « conversation ».

Peu à peu, les sentiments vont changer. Mme du Deffand décide d’installer Julie à Paris, près d’elle. « Adieu, ma reine, faites vos paquets et venez faire le bonheur et la consolation de ma vie ». Les débuts sont enchanteurs. Observons que Julie l’appelle dans ses lettres sa protectrice et que cette dernière, jusqu’à la mésentente, continue de l’appeler « ma reine ». Sur la « séparation » (le terme est de Mme du Deffand), deux lettres significatives : la protectrice est toujours « Madame » et Julie est redevenue « Mademoiselle ».

Ces dénominations, respectueuses et soumises dans un cas, tendres puis distantes dans l’autre, n’appellent pas la surinterprétation à laquelle céderait aisément notre époque, elles illustrent simplement une relation et son histoire, faite comme la définit Pierre E. Richard « d’affection servile » d’une part et de l’autre de tendresse obligée et non exempte d’autorité. Rien n’apparaît non plus chez Julie de Lespinasse de l’amoureuse passionnée, prototype romantique, au point peut-être d’en mourir, en 1775, à quarante-trois ans. Une des lettres de juillet 1761 évoque brièvement le monde littéraire : santé de Rousseau, découverte de nouveaux talents, promenades avec D’Alembert... Sur cette relation ambiguë, sans doute masquée par les convenances, le portrait sévère de Mme du Deffand par Julie donne un éclairage brutal, mais probablement vrai.

Un ensemble, moins brillant, est constitué par les lettres qu’échange Julie de Lespinasse avec les siens. Elles n’ont jamais été totalement publiées. Adressées au comte Abel de Vichy, fils de Gaspard III et de Diane d’Albion (la demi-sœur de Julie), elles vont de 1771 à 1775 et présentent un autre aspect de Julie de Lespinasse. Ce sont des lettres familiales, qui la relient au monde de l’enfance (« moi qui vous ai vu pas plus haut que cela », belle formule de conversation, geste à l’appui). Elle donne des nouvelles de Paris, sur les nouveautés théâtrales, sur l’impossibilité de faire parvenir à son correspondant des livres scandaleux. On y parle de chiens, d’yeux malades et plus largement de la santé des uns et des autres, des penchants inquiétants d’un frère « entraîné par ses passions », des menaces de guerre, du luxe effréné qu’on critique, d’une chute de cheval, du désir d’obtenir la croix de Saint-Louis et des appuis à solliciter pour cela, de la pauvreté de Julie qui s’en lasse, d’une souscription à l’Encyclopédie, de la querelle sur la circulation des blés à laquelle participe l’abbé Galiani, de l’appauvrissement de la province, de l’inoculation que Julie recommande pour les enfants du comte. Les dernières lettres sont endeuillées : la mère du comte meurt et Julie est proche de sa propre fin, elle se sent malade, Abel de Vichy est atteint de la variole Une époque se termine. Une élégance d’écrire, attentionnée et discrète, aussi.

Ce beau livre de Pierre E. Richard ne s’arrête pas là. Il contient un ensemble de documents graphiques et photographiques sur Chamron. Et s’achève sur une série de lettres éclairant les errances et la fin du vicomte Anne-Camille de Vichy, jeune frère du comte Abel né en 1745 et décédé, sans doute de la syphilis, en 1768. C’était là un autre visage du siècle, tout aussi vrai que celui des salons : celui des nobles de province, souvent philanthropes, du malheur des enfants naturels, etc. C’est ce que, dans leur grande richesse, nous révèlent ces documents, remarquablement établis, présentés et commentés.

Jean M. Goulemot

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