Le dit des nuages

Après Trajectoire déroutée, Sanda Voïca consacre un nouveau recueil à sa fille disparue. Une douzaine de peintures soutiennent l’édifice des poèmes.
Sanda Voïca
Les nuages caressent la terre
Après Trajectoire déroutée, Sanda Voïca consacre un nouveau recueil à sa fille disparue. Une douzaine de peintures soutiennent l’édifice des poèmes.

D’une rencontre avec les nuages, le livre fait titre. D’une réalité simple et terrible, la perte de sa fille Clara Pop-Dudouit, la poète fait mythe. Le titre propulse l’événement, sans consolation possible, dans un agrandissement cosmique figurant l’écho douloureux et transpersonnel du traumatisme initial que chaque jour répète. La mère avance crânement : 

Sanda Voïca
est de retour :
Bonjour ! 

Elle ne revient pas seule. Chaque œuvre reproduite, dont une de Clara Pop-Dudouit elle-même, à sa façon, actualise une fêlure : l’aile de Véronique Sablery est seule, constellée d’un or qui se détache et s’envole. Est-ce Clara ? 

Tout ce qu’elle touchait se transformait en miel.
Non : en or. 

La poète alchimiste invente parfois ses mots, comme pour ce titre de la première section : « Paysange ».

La consolation n’est pas une perspective. Sur le seuil de l’église des noces ou des adieux, l’absence est reconnue, c’est « une robe de mariée qui n’habille personne ». Tout est changé – tout change toujours. Clara apparaît, « en guise de vers de terre ou d’ombres – », traversant la route ou le cœur, prouvant sa sainteté par un geste qui ne lui appartient pas : la rose blanche offerte pour son anniversaire longtemps reste intacte. Voici un miracle (il y en aura d’autres) : 

Eau bénite ! Toi, la sainte.
La sainte Clara.
Tu l’es devenue dès la semaine d’avant ta mort.
Et tu le resteras toujours.
Sainte Clara. Ma fille.
C’est toi… Clărutza. La Sainte Clărutza. 

La Roumanie affleure à plusieurs reprises. Sanda Voïca avait 37 ans à son arrivée en France. Après avoir écrit et publié en roumain, elle le fait en français. Dans un entretien, elle expliquait que, pour elle, « la langue est un exil[1] », quelle que soit cette langue. Le poème se doit de trouver des mots habitables. Mais l’exil peut être plus fort que celui de l’étranger en un pays pourtant sien. Ainsi s’adresse-t-elle à sa fille : 

Tu t’es étrangée –
Devenue étrangère à moi-même, au monde –
mais peut-être t’es-tu rapprochée avant moi
de ton essence et de mon essence : l’étrangeté. 

On se rappelle les mots de « l’extraordinaire étranger » de Baudelaire : « J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages ! » Quelle est donc la patrie des nuages ? Ils passent et « caressent la terre » de leurs ombres. Bachelard les présentait comme « objets d’un onirisme de plein jour[2] ». Et c’est bien en pleine lumière que l’absente se manifeste, même furtivement, par traces et signes.

Une date, 8 août 2015, divise le temps en deux. La séparation définitive révèle le tourment d’une forme plus insidieuse de disparition, l’enfouissement : 

Je marche, lentement, et avec chaque pas sur les dalles en simili-marbre
Je l’enterre encore plus ‒
Je la couvre de plus en plus ‒ 

Les mots du poème sont-ils utiles ? Ou tissent-ils un linceul de plus ?

Le poème devient prière, qui refuse d’occulter cette présence de la disparue : 

Ma fille qui es aux cieux,
ou ailleurs,
ou plus du tout.
Donne-moi la force de grandir
– à ta place
– te continuer sans te prolonger. 

La distinction mère/fille est revendiquée, comme la fusion impossible désirée. La mère peut-elle vivre pour sa fille ? « Je vis selon un autre cœur », confie-t-elle. La prière se prolonge : « Fais-moi géante ‒ »

Un tiret, fléchant la faille, peut clore la déploration comme le vœu. Criant, pleurant, murmurant ou chantant, le poème construit un édifice vivant et mouvant afin de « garder le vide de l’amour pour [s]a fille intact ». Cela peut sembler dérisoire, car c’est « [s]e faire portraiturer par le néant » que de tenter ce « [p]ortrait avec l’absence de Clara ». Le vide s’affirme, fait de souvenirs, mais aussi d’attentes, de désirs, d’anticipations, de contacts… L’amour subsiste dans l’absence irrévocable de son objet. 

Peau contre peau,
Apocalypse contre apocalypse : aimer.
Le souffle du monde
Toujours alimenté.
Respirer et regarder :
Le monde est dans l’œil qui vit. 

Ainsi la poète « écartelée » par le chagrin, parfois « débridée », « échevelée », parvient à une part concentrée de sa tâche sans fin autre que celle de la poète même : 

Le ciel, mon miroir,
Les mots, mon ciel.
L’écritoire – ma terre.

[1] Entretien avec Clara Regy sur le site Terre à Ciel (https://www.terreaciel.net/Sanda-Voica).
[2] Gaston Bachelard, L’Air et les Songes. Essai sur l’imagination du mouvement, José Corti, 1943.

Isabelle Lévesque