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"Le labyrinthe de l'intimité"

Article publié dans le n°1091 (16 sept. 2013) de Quinzaines

Aurélien Delamare, un jeune romancier, revient à Villerville, son village natal, où, comme il le dit, « j’ai sabordé ce que j’avais sans doute de plus précieux ». Son frère Cyrille lui a imposé ce voyage, afin de mettre en vente la maison familiale. Il ne devrait passer qu’une nuit dans cette demeure. Il y passera l’automne, et l’hiver.
Arnaud Cathrine
Je ne retrouve personne
Aurélien Delamare, un jeune romancier, revient à Villerville, son village natal, où, comme il le dit, « j’ai sabordé ce que j’avais sans doute de plus précieux ». Son frère Cyrille lui a imposé ce voyage, afin de mettre en vente la maison familiale. Il ne devrait passer qu’une nuit dans cette demeure. Il y passera l’automne, et l’hiver.

La maison de Villerville est, avec le frère et quelques autres figures, l’un des personnages importants de ce nouveau roman d’Arnaud Cathrine. Les précédents étaient des textes à plusieurs voix, faisant entendre, dans le temps, les amis ou rencontres de Richard Taylor ou de Benjamin Lorca. Dans Je ne retrouve personne, seul parle le narrateur et héros, tenant le journal de ce séjour qu’il improvise. Quelques courriels font entendre la voix d’Irène, une lectrice rencontrée sur la plage, avec qui il sympathise, l’une des rares personnes qui lui donnent un peu d’espoir.

C’est peu dire en effet que le bilan dressé par « Aurèle », du présent comme du passé, est, sinon noir, du moins bien gris. Il a trente-cinq ans et, comme le héros interprété par Jean-Paul Belmondo dans Un singe en hiver (film tourné dans le village il y a cinquante ans), il est seul et cherche refuge dans l’alcool. Façon de tuer le temps ou de l’oublier. Il n’aurait dû passer qu’un moment et se consacrer à la promotion de Sagrada familia, son nouveau roman. Mais il se laisse prendre par la maison, sa cuisine lui rappelle celle dont parle Marguerite Duras dans La Vie matérielle. Et surtout, il ne croit pas à son roman, ne l’aime pas.

Il a tout fait pour fuir Villerville, au plus tôt. Refusant d’être de sa classe, lui préférant un milieu, il a d’abord été l’ami de ceux qui, au lycée, étaient les plus éloignés de lui : Hervé et Benoît. À Paris, il a disparu dans la foule. En devenant écrivain, il aura obtenu un privilège : « être entièrement responsable des jugements que j’inspire, même négatifs ». Sans mépriser ses parents – un couple de pharmaciens parti vivre à Nice –, il n’a guère de liens avec eux. Mais, plus douloureux, il a rompu avec Junon, sa « grande rupture à marée basse », parce qu’elle voulait un enfant et qu’il tenait à rester libre. Ses absences, son côté lointain ont découragé la jeune femme qui a eu une petite fille Michelle, autre lueur dans l’existence d’Aurélien. C’est donc un homme entre deux, entre désir de solitude et peur de l’isolement, qui se trouve dans cette maison un peu abîmée.

Celui qui est chargé de la vendre, Hervé, est ce vieux camarade désormais marié, sûr de ses convictions politiques, et bien mal à l’aise avec « un costume mal ajusté, une mallette et une estimation à faire ». Aurélien est aussi mauvais vendeur de la maison que de son roman : il relève ses failles, montre les fuites ou pannes qui pourraient retarder la vente. Hervé saura mieux y faire.

Tous deux essaient de se parler du passé, mais Aurélien n’y tient pas et ne saurait partager avec son ex-camarade quelque complicité que ce soit autour de la famille ou des enfants. Hervé croit au bon vieux temps, Aurélien pas vraiment : « Il n’y a pas de bon vieux temps, Hervé, il n’y a que du temps révolu. Qu’attends-tu d’une balade en bord de mer quand la vie a dû tout mettre en œuvre pour nous séparer et engloutir nos fragiles attaches ? » Et puis il y a un mort entre eux, Benoît. Le narrateur se rappelle la fête donnée lors de l’obtention du bac, la peur que ressentait Benoît à l’idée de ne pas en être, son perpétuel sentiment d’infériorité. Il apprend de Myriam, la veuve de Benoît, ce qu’ont été ces années de dé­pression, les internements, les sorties et rechutes, jusqu’à la fin. Dans un très bel épisode, on voit Aurélien croiser la mère de Benoît, qui ne le reconnaît pas tandis qu’il l’aide à porter ses maigres courses. Tout est d’une fragilité que résume cette phrase de Jean-Luc Lagarce, citée en épigraphe, et reprise sans guillemets dans le corps du texte : « Je ne retrouve personne ».

Ce séjour en un lieu désert du bord de mer, quand plus personne n’est là, contribue à cet état de fragilité dont tous les personnages, à commencer par le narrateur, sont affectés. Il est toutefois égayé par la venue de la petite Michelle, dont la présence concrète, les cauchemars ou petits maux ramènent le narrateur à la réalité. Elle le fait douter de son choix de solitude, et comme Irène, dont on sent le désir pour lui, elle peut le faire basculer.

Le roman d’Arnaud Cathrine est, comme tous ses romans, traversé par des présences littéraires et tutélaires. Lagarce bien sûr, dont les thématiques sont proches, mais aussi Georges Perros et Marguerite Duras. De Perros, Aurélien a le goût de l’éloignement et de la rupture, il aide à « lâcher le masque idéal » qu’il s’est composé et qui lui permet de vivre dans la ville. De Duras, il reprend une belle sentence : « On ne trouve pas la solitude, on la fait. » Et il fait, même si c’est souvent du bricolage ou de l’improvisation. Il y a encore d’autres présences, qu’Arnaud Cathrine nommait dans Nos vies romancées, son bel essai sur la lecture. Dans Mado, une femme riche et excentrique, autrefois drôle, attirant chez elle tous ceux qui recherchaient l’originalité et la vie, il y a quelque chose de Jean Rhys ou de Françoise Sagan. Mais Aurélien passe une sinistre soirée chez elle : « À la désinvolture insolente d’avant […] s’est substitué quelque chose comme une sale odeur ; le rance […] a pris toute la place ». Elle n’a pas gardé, avec l’âge, la droiture et la liberté des deux romancières tant admirées. Elle est même indélicate, rappelant combien elle a aidé le pharmacien et son épouse lors de l’acquisition de la maison.

Roman du temps qui passe, des ruptures faites ou à faire, Je ne retrouve personne est aussi l’histoire d’une famille qui s’est défaite. Cyrille, le frère, est documentariste : « À lui l’inquiétude du monde, à moi le labyrinthe de l’intimité », résume le narrateur. Il est le régent et quand il se déplace à Villerville, c’est pour emporter une décision qu’Aurélien tarde à prendre quant à la vente de la maison. Mais sous ses dehors brutaux, malgré les certitudes qu’il affiche contre Aurélien, Cyrille est également fragile, voire brisé. Je ne retrouve personne suscite le malaise. On ne se sent pas tranquille à sa lecture et on en sort sans aucune certitude. Ce qui serait plutôt bon signe. 

Norbert Czarny