Le peintre et le paysan

Dans cet ouvrage qui offre une entrée singulière dans les œuvres de Camille Corot par l’évocation d’un autre Camille, grand-oncle de l’auteure, Françoise Ascal poursuit l’exploration poétique de sa propre lignée.
Françoise Ascal
La Barque de l’aube. Camille Corot
(Arléa)
Dans cet ouvrage qui offre une entrée singulière dans les œuvres de Camille Corot par l’évocation d’un autre Camille, grand-oncle de l’auteure, Françoise Ascal poursuit l’exploration poétique de sa propre lignée.

Nous abordons le livre par la Vue du pont de Mantes, de Corot. Tout est calme, rien ne heurte les formes encore assoupies du paysage. Cette tranquille apparence, la silhouette de l’homme en barque ne la perturbe pas, elle la couronne. Françoise Ascal choisit un angle particulier (poétique et singulier) pour analyser son émotion face aux œuvres de ce peintre. Son prénom, Camille, est celui d’un grand-oncle, qu’elle appelle « mon Camille », dont elle ne sait presque rien. C’était le jeune frère chéri d’une grand-mère habillée de noir. De lui, il subsiste : 

Une petite médaille d’argent.
Un canif.
Une photographie. 

Vestiges minimes d’un jeune homme de 19 ans, tué à la guerre, en 1914. Le parallélisme établi avec le « Dormeur du val » le rapproche de l’époque du peintre. Peut-être aurait-il pu évoluer (vivre) dans les paysages peints par Corot.

Tout semble séparer les deux Camille : le peintre rentier à la longue vie, le paysan disparu à la guerre. « Dix-neuf ans suffisent-ils à étreindre le tout du vivant ? » Ils se côtoient dans le livre par leur prénom commun et surtout par l’espace qu’ils occupent ensemble dans la mémoire et l’imaginaire de l’auteure. Elle les invente frères de vie. Le texte prend la forme d’une lettre adressée au peintre, composée d’une suite de paragraphes isolés en prose, tendant parfois vers le poème en vers libres. Si Corot peignait ou dessinait sur le motif, ses toiles étaient recomposées à l’atelier. Les paysans n’y étaient que des silhouettes, la dureté de leur vie y était ignorée : « Jamais tu n’aurais peint mon Camille un jour de moisson, en sueur et épuisé. »

Si le peintre est cet autre à qui s’adresser, le grand-oncle est un Camille intérieur, membre d’une lignée où tous se tiennent, où chacun ne peut que naître « avec des cicatrices » : « C’est le sort de chaque nouveau-né, toujours pris dans la chaîne des générations. Il n’y a pas de page blanche. » Et ce sont souvent les voix fantômes de la lignée[1] qui hantent la poète et la portent – à écrire.

Les toiles de Corot semblent étrangères au drame du Camille intérieur : « Tu te détournes de la matière lourde, de la glaise où dorment les morts. » Paradoxalement, il devient possible de tracer une vie pour l’aïeul dans ces paysages paisibles devenus un abri pour lui : ce sera le fil du livre.

Mon Camille intime y dort plus sûrement qu’ailleurs. Il repose sous la voûte du grand chêne que tu as dessiné tant de fois, celui qui, malgré son nom de « rageur », rayonne d’un bel équilibre et diffuse un sentiment de sécurité.

Voilà retrouvé, réconcilié, le jeune mort grâce à des toiles perçues comme un refuge. La peinture devient aussi le support d’un conditionnel accompli, contre le sort ; ce qu’aurait pu être sa vie est évoqué : le désir d’écrire « à sa fiancée, à sa mère, à sa sœur », ces actions qui font trace et permettent de poursuivre par le livre un destin interrompu.

C’est ainsi que Françoise Ascal nous fait entrer de façon sensible dans les toiles de Corot, où elle se trouve elle-même :

De la pointe de ton pinceau, j’écarte le sang à venir.
Les « minutes heureuses » s’étirent.
J’étouffe en moi tous les fracas du jour.
Je demande à la brume de langer tous les morts. 

Corot, lui, a pu suivre « la parole de l’eau », « [t]oujours du côté du fragile ». Cette fragilité nourrit le parcours d’écriture de Françoise Ascal. Dans ce livre, les mêmes clairières unissent trois êtres : le peintre, le soldat et la poète. Les mots libres traversent le temps pour les rassembler dans la métamorphose continue de vivre.

[1]. Lire en particulier : Lignées (Æncrages & Co, 2012) et Noir-Racine (Al Manar, 2015).

Isabelle Lévesque