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Le regard à l’œuvre

A l’aube de ses 93 ans, le « plus grand magicien actuel de la langue allemande » révèle ses talents de critique d’art dans ce recueil de textes réunis, ici, pour la toute première fois. Bien plus qu’un musée imaginaire : l’exigence d’une vie, sans concession ni compromis.
Paul Nizon
Le regard ramassé. Une anthologie de l'art moderne
A l’aube de ses 93 ans, le « plus grand magicien actuel de la langue allemande » révèle ses talents de critique d’art dans ce recueil de textes réunis, ici, pour la toute première fois. Bien plus qu’un musée imaginaire : l’exigence d’une vie, sans concession ni compromis.

N’est pas écrivain qui veut. Pour y parvenir, il faut savoir renaître de ses précédentes existences, se délester de tout pour oser enfin être soi, poser ses valises quelque part sans se sentir l’obligé de qui que ce soit. Accomplir ce voyage au bout de soi-même signifie aussi faire table rase du passé, regarder avec un œil neuf ce qui est en train de s’accomplir, en un mot, apprendre à voir autrement. Cet apprentissage du regard se nourrit de matière vivante et d’un dédoublement constant entre l’écriture qui se vit et la vie qui s’écrit. Né entre deux guerres, Paul Nizon fait partie de cette génération qui n’a plus rien à perdre, de ces francs-tireurs qui agissent a contrario des modes. Ses frères d’armes ont pour noms Thomas Bernhard et Peter Handke. Ses causes ne sont pas toujours perdues, puisqu’à sa manière, il a fait école. Paul Nizon a tout quitté pour écrire. Argent, famille et même patrie. Il a tout balayé d’un trait. Et depuis, sa machine à écrire a souvent retenti de colère. Bien après la publication de Canto, d’Adieu à l’Europe ou de L’Année de l’amour, on ne se lasse pas de le redécouvrir. Ce natif de Berne qui s’est souvent présenté comme un « auteur parisien de langue allemande et de passeport suisse » est considéré comme l’un des pionniers de l’autofiction. Il est sans doute bien plus que cela. Paul Nizon se refuse en effet à toute étiquette, à toute appartenance et à toute démission avant l’heure. Rue Campagne-Première, dans le deux-pièces où il nous reçoit, il a toujours un œil sur l’alchimie du verbe être. L’acte de voir est, selon lui, indissociable de l’acte d’écrire. Tout ne fait qu’un dans cette œuvre où la vie et les mots se rejoignent dans un combat sans fin. 

Valère-Marie Marchand : Le mot « atelier » vous tient-il à cœur ? 

Paul Nizon : Oui. J’ai beaucoup aimé les ateliers d’artistes car ce sont des lieux de vie. Ce que les artistes ont appris, ils ne l’ont pas appris à l’université. Ils ont une vision du monde très personnelle. Et cela me plaît. J’ai souvent écrit dans un atelier situé en dehors de chez moi. Cela m’obligeait à traverser la ville où j’habitais et à découvrir chaque jour de nouveaux itinéraires. J’ai ainsi écrit dans une bonne vingtaine d’ateliers. 

V.-M. M. : Le titre de cet ouvrage – Le Regard ramassé – semble faire écho à un précédent livre : Le Ramassement de soi. Avez-vous voulu réunir, en un seul livre, l’art, l’écriture et la vie ? 

P. N. : Cette idée d’anthologie ne vient pas de moi, mais d’un jeune homme qui a remarqué que j’avais écrit autant de textes sur l’art que de textes littéraires. Moi, j’avais plutôt tendance à sous-estimer ces textes, alors qu’en réalité c’est la même écriture. 

V.-M. M. : Peut-on dire que c’est un regard premier ? 

P. N. : Ces textes témoignent d’un apprentissage du regard. Quand j’étais très jeune, je vivais dans ma bulle. Le hasard m’a orienté vers des études d’histoire de l’art, mais je voulais avoir une vie d’écrivain. Seulement je n’avais pas la matière pour écrire. Le monde de l’art m’a été d’emblée très accessible. Au moment où j’ai commencé à écrire sur l’art, l’art moderne était lui-même en train de naître. 

V.-M. M. : Pour écrire, faut-il un certain regard ? 

P. N. : Oui, on pourrait aussi parler de curiosité. Un écrivain se nourrit de tout. Ma principale préoccupation, c’est la vraie vie ou plus exactement de rendre l’écrit vivant. 

V.-M. M. : C’est à Rome que vous êtes devenu écrivain. Quel souvenir gardez-vous de ce voyage en Italie ? 

P. N. : Là où j’ai grandi, à Berne, il y avait beaucoup d’Italiens. L’italophilie m’était naturelle. Par ailleurs, beaucoup d’écrivains de langue allemande, à commencer par Goethe, ont voyagé en Italie. Ce premier voyage a été initiatique. Je suis parti en Calabre. Mais là, je me suis fait voler mes papiers, et à ma grande surprise, on m’a invité sur l’île d’Ischia, à condition de rester six semaines sur place. Mon voyage s’est donc achevé de manière très inattendue sur cette île, dans une maison où Nietzsche avait séjourné très régulièrement. 

V.-M. M. : Puis vous avez fait un stage d’assistant conservateur…

P. N. : Oui, mais cela n’avait rien d’extraordinaire. Jeune homme, j’étais déjà critique d’art dans un journal très en vue : Neue Zürcher Zeintung qui est l’équivalent du Monde. Très vite, j’ai abandonné cette voie toute tracée, car je n’ai jamais envisagé de faire carrière. 

V.-M. M. : Vous publiez Canto en 1961, puis Les Lieux mouvants, mais l’on sent chez vous la nécessité d’être contemporain de ses contemporains… 

P. N. : Je suis de ces écrivains qui ont voulu affronter la modernité de plein fouet. Mon regard s’est formé peu à peu dans les musées et dans les ateliers. Le contact avec les peintres était plus facile qu’avec les écrivains. Même si j’étais en relation avec tous les écrivains de ma génération, dont Günter Grass ou Peter Handke. 

V.-M. M. : Au sujet de Van Gogh, vous notez qu’il « a révolutionné l’art, à défaut de la vie ». N’est-ce pas aussi votre cas ? 

P. N. : On a souvent une fausse image de Van Gogh. On pense que c’était un fou alors que c’était un homme extrêmement cultivé qui parlait plusieurs langues, qui pouvait lire le latin et le grec dans le texte. C’était, ne l’oublions pas, un fils de pasteur. Il était à la fois un ennemi de l’Église tout en étant passionné par le personnage de Jésus. Même son christianisme était à part. Il est mort très jeune et a commencé à peindre très tardivement. Van Gogh a été très important pour moi, parce c’est le summum de la créativité. Cela a été un choc décisif. 

V.-M. M. : Le fait d’avoir été marié à une femme peintre, Marianne Wydler, a-t-il changé votre regard sur la peinture ?

P. N. : Pas vraiment. Il faut dire que je détestais à un tel point les bourgeois que je ne fréquentais que les artistes. Je vivais avec eux. J’étais l’un des leurs. Marianne était artiste pop. Elle était très douée. Ça fonctionnait bien entre nous.

V.-M. M. : Êtes-vous un écrivain du soir ou du matin ? 

P. N. : Plus jeune, je travaillais la nuit. Maintenant, c’est un peu différent. J’écris au jour le jour pour finalement n’en retenir que la quintessence. Tous les écrivains parlent de leur vie de manière détournée. Moi, au départ, je n’avais pas vraiment le choix. J’aimais beaucoup écrire mon journal. Ce qui me plaisait, c’était le flux de l’écriture. C’est après que s’opèrent certains choix. Quand j’écris, ça écrit en moi. Mes meilleurs textes ont vu le jour dans un état second, presque à mon insu. 

V.-M. M. : Le monde de l’art a-t-il, selon vous, beaucoup évolué ? 

P. N. : Les activités artistiques sont devenues tellement normales qu’elles en ont perdu leur singularité. Tout le monde veut écrire, peindre ou créer. En 1968, on refusait l’idée même de commercialisation, d’institution sous toutes ses formes. Aujourd’hui, les collectionneurs achètent des œuvres pour investir dans des valeurs sûres. Quand j’accompagnais mes amis artistes dans leur galerie, je détestais déjà cette façon de faire.

V.-M. M. : Vous avez refusé toute forme d’aliénation : aliénation de l’argent, aliénation intellectuelle et aliénation familiale… Pour écrire faut-il être asocial ou antisocial ?

P. N. : Je ne voulais pas entrer dans une case ni même être employé. Le salariat est incompatible avec une vie d’écrivain. Je ne voulais pas être muselé. C’est pour cette raison que j’ai préféré garder mon indépendance et me contenter de peu. 

V.-M. M. : Quelle est votre définition de l’art moderne ? 

P. N. : Après-guerre, la réalité n’existait plus. On ne pouvait plus la peindre comme avant. Il fallait fouiller dans son intériorité. Avec l’art abstrait, la représentation du monde ne s’imposait plus. Et quand les peintres sont redevenus figuratifs, cela a souvent donné des œuvres assez racoleuses. Cela étant dit, tout regard sur l’art est forcément limité par le temps. On ne peut suivre de son vivant qu’un ou deux mouvements artistiques. Au bout d’un certain temps, on ne comprend plus ce qui est en train de se créer.

V.-M. M. : Relisez-vous vos livres ? 

P. N. : Non, jamais, sauf pour une lecture publique. Là, je choisis des passages bien précis que je lis à voix haute. Mais lorsqu’un livre est publié, le chapitre est définitivement clos !

Valère-Marie Marchand

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