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Fragments de nos amours

Également comédienne et clown, Julia Lepère fait entendre sa voix singulière. Mais ses poèmes laissent entrer d’autres voix que la sienne, passant de Je à Elle, puis à Elles, interrogeant le pouvoir du rapport amoureux.
Julia Lepère
Par elle se blesse
Également comédienne et clown, Julia Lepère fait entendre sa voix singulière. Mais ses poèmes laissent entrer d’autres voix que la sienne, passant de Je à Elle, puis à Elles, interrogeant le pouvoir du rapport amoureux.

D’abord, comme pour un texte de théâtre, des personnages, des pronoms ou des initiales avec didascalies : « Je qui bouge. Tu / A. et L., pour amours // Et d’autres encore, / Elle et Lui changent d’apparence, se font parfois pluriel. » Le prologue du livre nous indique comment le poème nous entraînera de l’intimité d’un Je femme jusqu’à un Elles, explorant et exposant les tourments du sentiment amoureux.

Par elle se blesse, c’est le titre énigmatique d’un féminin qui n’est pas sujet mais agent d’un verbe qui pourrait être l’issue d’une pièce classique. Mais voilà, la langue se disperse. On renverse des énoncés pour des révélations : « À ce moment précis, le bruit fait du silence et le silence du bruit ». A. est parti, ou mort. Les souvenirs et les rêves empêchent l’effacement total. Le « corps » de Je est « Blessé / d’un amour morcelé ». Peut-être faudrait-il écrire amour au pluriel ? « L. est ici maintenant » aux côtés de Je. Mais A. s’incarne dans un nuage que des pleurs-pluie ne peuvent faire disparaître : 

« Je pleure pour qu’il pleuve
Et se dissipe » 

Dans la première partie, « Fragments de L. », Je parcourt les visages de cet amour qu’elle cherche à fixer : retenir les trains, les bateaux, alors qu’il semble que chacun finisse par s’éloigner ou se briser. La narratrice parfois se donne entièrement à L., pour toujours. Vient alors l’inquiétude : 

« J’attends qu’il me touche, duvet d’oiseau
Qui s’entête à la branche
J’attends que sorte la chouette effraie, je suis
Effrayée d’amour » 

N’est-ce pas trop pour celle qui se vit aussi « entre deux / Hommes comme sur un couteau » ? Ne vit-elle pas dans un mensonge ? Sera-t-elle blessée par L. ou par l’image qu’elle s’est construite de lui ? Quel pouvoir prend-il sur elle : « Il siffle, me ramène à lui. » L’amour s’entache aussi de cette jalousie qui peut « tordre nos ventres ».

L’histoire de cette femme et de ces deux hommes s’élargit. D’autres personnes proches ou lointaines apparaissent comme pour mieux approcher des vérités humaines générales. L’épigraphe de la première partie, « Fragments de L. », est empruntée à L’Homme atlantique de Marguerite Duras : « dans ce mois tragique de juin, ce mois qui ouvre l’hiver. » Il sera beaucoup question de trains dans Par elle se blesse, c’est par eux que se réalisent les séparations. Le mois de juin, dont le nom réapparaît souvent, « est assassin ». Ensuite, alors que « nous avons trop aimé », « l’hiver s’annonce » avec la neige et un « avenir vide » de l’aimé.

Si le récit débute « Dans l’interstice d’un train, entre juin et lui, par qui se brise », nous lirons à la fin : « C’était en juin. Le monde s’était brisé dans les parages / d’un corps endormi ». Les épisodes qui le constituent sont précisément encadrés.

Ce verbe briser figure parmi les mots récurrents qui confèrent son unité à ce récit éclaté. Il entre aussi dans une chaîne sonore qui comprend brise, brique, grise… Dans ce livre classiquement organisé en trois parties et un prologue, la narration assemble des suites de fragments qui s’aimantent.

« L. m’écrit les mots
Brise
À la craie où l’autre amour
Brise
Qui veut dire, le vent casse
Et fragments 

J’efface ments »

« Frag », au sens explosif en anglais, se lie au mensonge redouté, il ne peut que briser l’amour.

Des citations et des allusions introduisent des personnages de films ou de pièces de théâtre, de À nos amours à La Mouette. Les jeux de l’amour et du désir, l’attente et l’élan présentent des risques : 

« Et voici que le garçon rougit devenu ce
Treplev, une mouette à ses pieds, une fille
Il s’imagine tour à tour
être, ou bien tuer » 

Dans ce récit déchiré de blancs, le rouge, la « teinte apache » de la narratrice, appelle au combat et domine le noir et le gris. La lutte peut finir tragiquement, mais elle laisse espérer une victoire sur le temps : 

« Ici c’est encore tout recommence ici c’est
Le point fixe des choses et l’éternel printemps
On s’y serait mêlée » 

Écrire protège-t-il du temps qui efface ? La narratrice affirme la puissance de la poésie : 

« À la fleur du mal je me fais tatouer
Un coquelicot et des vers d’Alejandra Pizarnik » 

Ces vers indélébiles sur la peau constituent-ils une sauvegarde comme la fleur-fétiche ?

« Mémoire illuminée, galerie où erre l’ombre de ce que j’attends. Ce n’est pas vrai qu’il viendra. Ce n’est pas vrai qu’il ne viendra pas[1] », écrivait Alejandra Pizarnik. Le poème ne peut conclure, il maintient des traces et des espoirs.

Si de nombreuses ombres et fantômes, et même ombres de fantômes, parcourent ces pages, la fin du livre est un commencement, une naissance, des yeux qui s’ouvrent : « Voyez. »

[1] Alejandra Pizarnik, Arbre de Diane, trad. Jacques Ancet, Ypsilon, 2014.

Isabelle Lévesque

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