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L’histoire du livre de poche. Entretien avec Isabelle Olivero, historienne

Article publié dans le n°1251 (03 mars 2023) de Quinzaines

Dès le XVIe siècle, les imprimeurs optent pour un format de livre pratique à maints égards : portatif, on peut l’emporter avec soi, et même le fourrer dans une poche. De plus, il est économique, en vélin, parchemin ou papier… Frère jumeau de l’invention du lexicographe Ambrogio Calepino (1435-1511), le calepin, il est consubstantiel au livre, intemporel, permanent. À l’occasion de l’anniversaire d’une marque fameuse, Le Livre de poche, qui prétend très abusivement avoir révolutionné le monde du livre, Isabelle Olivero revient sur l’épopée de ce modeste ami des lecteurs, grand pourvoyeur de culture : le codex portatif.
Isabelle Olivero
Les Trois Révolutions du livre de poche. Une aventure européenne
Dès le XVIe siècle, les imprimeurs optent pour un format de livre pratique à maints égards : portatif, on peut l’emporter avec soi, et même le fourrer dans une poche. De plus, il est économique, en vélin, parchemin ou papier… Frère jumeau de l’invention du lexicographe Ambrogio Calepino (1435-1511), le calepin, il est consubstantiel au livre, intemporel, permanent. À l’occasion de l’anniversaire d’une marque fameuse, Le Livre de poche, qui prétend très abusivement avoir révolutionné le monde du livre, Isabelle Olivero revient sur l’épopée de ce modeste ami des lecteurs, grand pourvoyeur de culture : le codex portatif.

Éric Dussert : Pourquoi le livre de poche a-t-il été inventé ?

Isabelle Olivero : Il a été inventé pour sortir le livre de l’enclos du monastère, du cabinet fermé du savant, des murs de la bibliothèque du château, bref, pour rapprocher le livre de son lecteur. Il marque la naissance d’une pratique de lecture plus facile, plus libre, plus intimiste aussi. Lorsqu’avec l’industrialisation de la fabrication des livres il devient, au XIXe et au XXe siècle, réellement bon marché, le rêve d’une bibliothèque pour tous se réalise enfin, signe d’une véritable démocratisation de la lecture. 

É. D. : À quelle date apparaît-il exactement ? Si l’on ne se laisse pas raconter des sornettes par les tenants d’une marque récemment créée, parmi les dernières, en 1953… 

I. O. : En effet, on confond encore trop souvent un format, une collection et une marque. Or, il y a déjà au XIIIe siècle des livres manuscrits de format réduit, telles des Bibles portatives ou portables, c’est-à-dire transportables, bien qu’encore d’assez grandes dimensions. Apparaissent ensuite des bréviaires ou des livres d’heures de format, cette fois, encore plus réduit. Mais la première « collection de format portatif » est créée au tout début du XVIe siècle par l’éditeur vénitien Alde Manuce pour ses éditions de textes classiques, latins et grecs. Au siècle suivant, on trouve aussi des manuels d’enseignement, des guides – le Guide du pèlerin en Terre sainte –, et divers textes de propagande religieuse et politique. Le livre de poche du XXe siècle est l’imitation du paperback apparu dans les années 1930, d’abord à Leipzig, en Allemagne, avec la collection « Albatross » (1932), puis à Londres avec la collection « Penguin » (1935) et enfin aux États-Unis avec « Pocket Book » (1939). Au XXe siècle, il y a aussi au moins trois collections de « poche » francophones avant « Le Livre de poche » : chez l’imprimeur André Gérard, « Le Livre plastic » des éditeurs Nicholson et Watson en 1947 et la collection belge « Marabout » en 1949, puis « Les Heures bleues » chez les éditions Tallandier en 1952. Ces trois collections, comme également la collection allemande « RoRoRo » en 1949, sont imprimées sur des rotatives utilisées pour la presse. 

É. D. : Pourquoi avoir dédié un essai au livre de poche, ce modeste ami des lecteurs ? 

I. O. : Lorsque j’ai commencé, pour ma thèse, à travailler sur des collections éditoriales du XIXe siècle, il n’y avait aucune étude historique portant uniquement sur une ou plusieurs collections des siècles précédents, et pas même sur celles du XXe siècle, sauf sous le prisme des biographies d’éditeurs. J’ai voulu en faire un champ de recherche à part entière en m’inspirant des études consacrées à la Bibliothèque bleue, qui pourtant n’est pas une collection. Le corpus de dizaines de collections, tant françaises qu’étrangères, que je me suis constitué depuis m’a amenée à cette évidence : collections et petits formats ont une histoire commune.

É. D. : Quelles sont, selon vous, les trois grandes mutations du livre de poche ?

I. O. : Elles sont d’abord techniques ou technologiques : les éditions portatives du XVIe siècle (1501) reposent sur l’utilisation d’un nouveau caractère typographique, l’italique, dont la finesse offre une excellente lisibilité tout en permettant d’imprimer le plus de texte possible ; la « Bibliothèque Charpentier » (1838) utilise un nouveau papier qui, dans un format réduit (18,5 × 11,5 cm) qui fera date, abaisse considérablement le prix du livre, qui est alors divisé par quatre ; celles du XXe siècle reposent sur un mode de production et de distribution qui fait du livre un produit de consommation courante, certains diront un livre jetable. Ces trois innovations créent l’événement. Elles suscitent l’éloge et l’adhésion tout autant que des réactions critiques, voire même de rejet, comme cette désormais fameuse « querelle du poche » qui se développe en France à partir de 1964, deux ans après le lancement de la collection « Idées » chez Gallimard, de « 10/18 » chez Plon, et au moment où apparaît le premier Catalogue des livres au format de poche (1963, Cercle de la librairie). Elles sont à l’origine d’un changement d’échelle considérable dans la production du livre, car elles associent à un nouveau modèle de livre une augmentation immédiate et durable des tirages d’impression. 

É. D. : En quoi le livre de poche a-t-il un effet sur la structuration des savoirs ?

I. O. : Dans le sillage de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert au XVIIIe siècle et de l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke au siècle suivant, de grand format, sont nées en France comme en Angleterre de nombreuses collections encyclopédiques de petit format. Toutes ambitionnent d’embrasser tous les savoirs et d’être le miroir de toutes les connaissances à une époque donnée. Ce sont toutefois celles de petit format qui accompagnent l’âge d’or de la vulgarisation scientifique autour des années 1870-1914, trouvant ensuite leur aboutissement, en France, avec la formule célèbre de la collection « Que-sais-je ? », née en 1941, même si, là encore, il en existait d’autres auparavant, comme la « Collection Armand Colin » créée en 1921. Les collections consacrées à un domaine particulier du savoir – médecine, philosophie, histoire, économie, politique, sociologie… – répondent ensuite au développement et à la spécialisation accrue des sciences, car elles ont l’avantage de fournir au lecteur une « bibliothèque active » qui colle aux résultats de la recherche scientifique en cours et offrent, par conséquent, un savoir toujours actualisé.

É. D. : Comment agit-il sur le phénomène « collection » ? 

I. O. : Au-delà du prix et d’un tirage beaucoup plus élevé qui permet d’atteindre un public élargi, il permet aux éditeurs d’atteindre un public « ciblé », comme ces « nouveaux lecteurs » qui méritent au XIXe siècle toute leur attention : la femme, le peuple, l’enfance et la jeunesse. Ce que j’ai appelé dans mon premier livre le « travail de la collection » doit les y aider. Il consiste à séduire l’acheteur et à fidéliser le lecteur de diverses manières : en opérant une sélection de textes qui soit relèvent du « canon » des classiques, anciens ou modernes, soit d’un genre littéraire ; en les accompagnant d’un appareil critique varié, en présentant leur programme, sous la forme parfois de manifeste ou de slogans ; en se préoccupant aussi beaucoup de l’esthétique du livre par le jeu des couleurs, du graphisme, de la typographie… et même des marques animalières ! À partir de là, associer un projet de collection et un petit format est un gage de succès, même si la réussite n’est pas toujours au rendez-vous. Le choix des textes est un des atouts essentiels, car en rééditant des auteurs et des textes absents du canon institutionnel – scolaire, universitaire ou académique –, ces collections contribuent in fine à le modifier. Cette alliance format-collection fonctionne si bien que, progressivement, le livre de poche absorbe tous les genres – policier, science-fiction, biographie, etc. –, et même toutes les formes, – comme très récemment la BD –, jusqu’à ce qu’aucun domaine littéraire, scientifique, pratique ou artistique, ne lui échappe. En découpant leurs catalogues en collections – petites ou grandes –, les éditeurs offrent aux lecteurs des bibliothèques entières où ils pourront puiser selon leurs goûts et leurs besoins, à tous les âges de la vie. 

É. D. : On a vu récemment apparaître le « semi-poche ». Que vous évoque-t-il ? 

I. O. : Il renvoie à la question de savoir ce qui définit aujourd’hui un livre de poche. Un livre de poche serait un livre souple, maniable et peu cher. Cette nouvelle définition vise à rassembler des collections aussi différentes que les collections de luxe, type « Pléiade », les collections de poche proprement dites, celles issues de la formule « Bouquins », les collections de mini-livres à 10 francs ou 2 euros, etc. Mais, étrangement, elle fait fi de la question du format. Or, si l’on s’en tient au livre imprimé, donc après 1450, il y a une véritable continuité entre le petit in-octavo, format portatif du XVIe siècle, le format in-18 « compact » du milieu du XIXe siècle et le format dit de poche du XXe siècle, d’où mon titre. Aujourd’hui, de petits éditeurs indépendants font le choix d’une collection de « semi-poche » plus soignée et donc plus chère – « Libretto » chez Phébus, « Piccolo » chez Liana Levi –, afin d’échapper au fonctionnement industriel du poche. 

É. D. : Poursuivez-vous votre étude de ce singulier codex ? 

I. O. : J’aimerais maintenant étendre cette histoire aux pratiques de la collection du côté des lecteurs comme ces « lecteurs-collectionneurs » qui, au cours des siècles, se sont attachés à une ou plusieurs collections. L’histoire du livre étant avant tout une histoire visuelle, je la croiserais volontiers avec une étude sur la présentation matérielle de ces collections et sur la représentation du petit livre dans l’art, principalement la peinture.

[Extrait]

« Une question se pose alors avec acuité : les inédits directement en poche sont-ils porteurs d’une nouvelle perspective ou l’expression d’un danger ? La question des « inédits » en édition de poche n’est pas nouvelle. En 1965 déjà, cette tendance à publier d’emblée en poche des œuvresinédites posait question. On se demandait à l’époque de quoi vivrait un auteur percevant des droits allants de 3,5 % à 5 % sur la vente des exemplaires alors que dans l’édition courante, ils étaient de 12 à 15 % quand le tirage dépassait 10 000 exemplaires. »

Isabelle Olivero, Les Trois Révolutions du livre de poche, p. 324

Eric Dussert

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