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Le sens de la nuit

Article publié dans le n°1003 (15 nov. 2009) de Quinzaines

Un récit monstrueux qui fait se rejouer l’essence de l’œuvre d’un immense écrivain. Lobo Antunes atteint la noirceur absolue, celle d’une nuit qui ne finit pas. Son livre est une longue interrogation sur le sens de la nuit, son temps particulier, sur la parole irréductible qui y prend forme. À la fois parachèvement et jeu, c’est l’un de ses textes les plus somptueux.
Antonio Lobo Antunes
Je ne t’ai pas vu hier dans Babylone
Un récit monstrueux qui fait se rejouer l’essence de l’œuvre d’un immense écrivain. Lobo Antunes atteint la noirceur absolue, celle d’une nuit qui ne finit pas. Son livre est une longue interrogation sur le sens de la nuit, son temps particulier, sur la parole irréductible qui y prend forme. À la fois parachèvement et jeu, c’est l’un de ses textes les plus somptueux.

Dès l’abord, les premiers mots qui s’emmêlent, dès la première voix qui se défait, troublée, hésitante, presque incohérente, le roman de Lobo Antunes saisit jusqu’au corps du lecteur, entretenant une manière de malaise diffus, d’inquiétude (celle de ne pas comprendre, de ne pas saisir, d’être perdu), faisant s’accélérer le pouls, faisant presque se resserrer la poitrine, il nous saisit avec une force exceptionnelle, charriant avec lui tous les instants de vies qui se balaient elles-mêmes, encloses en leurs discours propres, en leurs destinées inévitables. Cela tient à la structure d’une phrase qui semble infinie, suspendue, retenue par ses propres débordements, les combinaisons monstrueuses qu’elle rend possible, reprenant sans cesse, des motifs, des faits, des sentiments, passés et présents, comme éternellement concomitants, pour former un flot puissant, obsédant, qui habite jusqu’au plus profond de celui qui s’y plonge, acceptant de s’égarer dans ce tissu étroitement maillé, constitué d’êtres qui se fissurent, fragiles et perdus et qui se confient, comme à eux-mêmes, dans l’obscurité profonde. Cela tient au temps qui se construit et se déconstruit suivant le cours des pensées, de leurs concordances ou de leur simultanéité, faisant s’entrechoquer les époques, les lieux, faisant se jouer côte à côte les épars de vies et de souvenirs qui forment la trame insoupçonnablement complexe de ces voix qui soliloquent dans la nuit.

Le livre de Lobo Antunes s’apparente à une aventure du silence s’inscrivant dans l’absolu d’une nuit qui dure et à laquelle le matin n’apporte nul réconfort. La parole y est à la fois abstruse et nécessaire, hypothétique et reprise infiniment. Suivant le cours d’une nuit – de minuit à cinq heures du matin –, depuis ses remuements sombres aux premières lueurs d’une aube sinistre, le livre entrecroise les discours de trois personnages. Il y a Ana Emília, garde-malade, qui « attend avec en elle quelque chose qui s’est détaché, le mécanisme du langage ou une larme » de comprendre sa vie, la disparition de son époux, un amant qui ne vient pas, pourquoi sa fille unique s’est donné la mort en se pendant à un arbre du jardin, reprenant sans cesse « des bribes de raisonnements, des résidus de journées, une plainte sans illusions », prisonnière dans cet « endroit mouvant qu’[est] le passé, qui continue à exister en même temps que nous ». Lui répondent, sans lui répondre vraiment jamais, les voix d’un couple d’Evora. Lui, ancien officier de la PIDE (1), orphelin de mère obsédé par la figure absente de sa sœur, s’abîme dans la rancœur et la culpabilité. Revenant sans cesse à son impossibilité à accéder à la féminité, obstiné, « occupé à renifler dans les coins des présences de son passé », il s’adonne éternellement au « deuil des choses orphelines », soliloquant à « la clarté des planètes éteintes », empêtré dans « la glu de la mémoire ». Elle, Alice, s’enferme dans sa chambre pour épancher sa douleur d’être une femme incomplète, abandonnée. Bâtarde d’un grand propriétaire qu’elle ne connaît qu’à l’âge de huit ans et à qui elle voue une haine féroce, elle n’est qu’un « ventre fermé », une épouse infertile, forcée dans sa jeunesse à un avortement terrible et qui, depuis, se laisse totalement aller, disparaissant en elle-même, dans la mise en scène affreuse d’une vie qu’elle n’a pas eue. Prise dans la contradiction d’être sans pouvoir se reproduire, elle supplie qu’on la  « laisse tranquille porter [son] ventre mort », puisqu’elle « ne comprend pas ce que c’est qu’être la fille de quelqu’un ». À ces voix terribles qui semblent se perdre dans la nuit, s’ajoutent celles de témoins, personnages à la périphérie des trois premiers, satellites qui s’affirment comme d’étranges échos à la parole obsessionnelle qui se recompose au cœur même de leurs confessions successives.

L’agencement des monologues constitue l’architecture savante, à la fois recomposition infinie de la mémoire et correspondances énigmatiques entre les événements de ces vies insaisissables, qui porte les livres de Lobo Antunes. Dans Je ne t’ai pas vu hier dans Babylone, il parfait cette manière d’écriture symphonique, musicale, beethovénienne, jouant sur les registres et les tonalités (ce que les traductions françaises ont tendance à gommer), faisant se reprendre des pans entiers de discours, d’expressions, comme des refrains ou des antiennes, les intégrant aux phrases longues et déconstruites qu’il dispose sur la page comme un souffle dernier qui s’épuise en continuant toujours, entremêlant les temporalités et les locuteurs, enfermant la parole dans un dédale de temps et de formes qui, plus qu’il ne nous égare, nous fait sentir, presque inconsciemment, la cohérence d’une œuvre, de discours qui se lient les uns aux autres comme des molécules qui s’agrègent pour former un organisme. Ainsi, le livre acquiert la régularité des heures qu’il égrène, revenant sans cesse, il circonscrit le temps du souvenir et de la vie, rapprochant la vérité et l’inventé, les époques, les paroles. Car ici, tout est flou et précis à la fois, vraisemblable et faux, paroles arrachées à soi-même, voix brisées qui s’écrivent dans leur rabâchement vertigineux. Lobo Antunes s’aventure dans la nuit, entreprend le moment exceptionnel où tout se défait, lorsque la douleur et l’angoisse semblent à leur comble, que le temps paraît suspendu, il questionne cette « nuit noire », ce moment où les vies peuvent basculer, juste avant l’aurore. Il désire compren­dre le « sens de la nuit », ce moment où tout semble possible, meilleur, et où le désespoir revient inexorablement.

Car Je ne t’ai pas vu… est peut-être le récit le plus noir de Lobo Antunes, celui d’où nul espoir ne surgit, dont le grotesque fellinien qu’il affectionne semble s’effacer au profit de la noirceur absolue mais lumineuse, épiphanique, merveilleusement animée d’une empathie extraordinaire, d’une noirceur travaillée, magistralement humaine, celle des tréfonds. Ce n’est pas un hasard si, au cœur de ce livre, se joue le principe même de la fiction, sa nature, son émergence diverse. L’écrivain se place ainsi en grand ordonnateur de la conscience et de l’inconscience, de ce qui se maîtrise et de ce qui échappe, il trouve ce qui se perd et enfouit ce que l’on croit avoir trouvé, se jouant de nous sans fin, redisposant les enjeux à l’infini, réinvestissant la parole de son potentiel d’invention. Dans ce livre, tout (excepté la dimension coloniale) se joue de l’œuvre. Il entreprend ainsi dans un même mouvement les questions de la mémoire intime et collective, celle de l’œuvre elle-même, de leur nature, de la filiation qui l’obsède depuis toujours, de la reproduction, de la violence politique, de la tension sentimentale, de l’impossibilité d’échapper à son propre destin, des silences qui font l’écriture. Le livre devient alors une sorte de creuset formidable dans lequel tout se répète encore une fois, le lieu même, vivant, défait, de l’écriture et des sens. Lobo Antunes atteint ainsi à la nature même des souvenirs qui nous hantent, il confère une voix, lisible dans son cours, dans sa discontinuité, à ce qui fait les êtres, les trouble, les ramène, comme « sans doute une seule vague sans cesse recommencée », à leur nature profonde, à ce qui les constitue, traumatismes et joies entremêlés, confondus en un déversement de la parole qui se dit pour soi-même, en son creux, pour à la fois se libérer et être ce qu’ils sont condamnés à rester, perdus, égarés en leurs propres labyrinthes. Le livre se termine par ces mots : « ce que j’écris peut se lire dans le noir », à la lumière qui n’arrive pas, dans le temps suspendu, au cœur d’une mémoire éternellement changeante, dans le pli de la ténèbre absolue, et c’est comme si ces mots avaient toujours été là.

1. Police Internationale et de Défense de l’État, c’était la police politique du régime de Salazar.

Hugo Pradelle

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