Paul Katrakilis est médecin de formation, mais il gagne sa vie à Miami en jouant, en professionnel, à la pelote basque – un sport qu’il pratique depuis l’enfance, et qu’il adore. Il a passé les diplômes de médecine, mais n’a jamais exercé. Il est pleinement heureux, pendant quatre ans, jusqu’à un appel du consulat de France lui annonçant que son père est mort. Et pas de n’importe quelle manière : après une consultation, Adrian Katrakilis – qui est médecin (pratiquant, lui) à Toulouse – s’est scotché la mâchoire, les lunettes à la nuque, puis a sauté du huitième étage d’un immeuble. La vie que Paul a bricolée « avec les outils de [s]on enfance et de [s]a jeunesse » touche à sa fin : « Jusqu’au 19 décembre 1987, aux alentours de 16 h 10, j’étais le fils unique d’Adrian, médecin généraliste, dont le cabinet était aussi, en partie, la maison de mon enfance et de ma jeunesse. »
Le lecteur apprend par ailleurs, dès les premières pages du roman, que le suicide est dans les gènes de la famille : « Les Katrakilis et les Gallieni étaient des artistes. Ils savaient mourir à n’en plus finir ». Il y a d’abord le grand-père, Spyridon Katrakilis, médecin de Staline, qui s’est échappé d’URSS en emportant dans ses bagages une lamelle du cerveau du dictateur. Il se suicide en 1974 dans « de singulières conditions ». Puis l’oncle Jules qui, au printemps 1981, fonce un soir – volontairement – à moto, sans casque, dans un mur. Anna Gallieni, la mère de Paul, ne supportant pas la mort de ce frère avec qui elle entretenait une relation quasi conjugale, s’endort définitivement quelques semaines plus tard (9 juillet 1981), dans le garage, au volant de sa voiture, grâce au gaz du pot d’échappement. « Il ne faut jamais se tromper de vie. Il n'existe pas de marche arrière » : cette phrase prononcée un jour par l’oncle Jules accompagne Paul tout au long de son existence, et le pousse à quitter la France pour aller vivre sa passion pour le chistera à Miami. Mais peut-on vraiment échapper au destin ? C’est la question qui traverse tout le roman. « Un jour, tu finiras par prendre ma succession », lui prédit son père dans une lettre en 1983, alors qu’il vient de s’installer à Miami. Paul a tenté une échappée. Et une bulle de quatre ans de bonheur, c’est toujours mieux que rien.
Le lecteur plonge dans la jeunesse du narrateur, ses études de médecine, la maison familiale qui, bien qu’immense, lui donne toujours l’impression d’être désertée. Paul grandit, « ceint de ce périmètre d’indifférence ». Ce climat familial – de même que la réaction de certains personnages face à des événements tragiques – n’est pas sans surprendre : « Le soir de la mort de sa femme, mon père dînait à table, à sa place, comme si de rien n’était. Autour de lui les chaises de Spyridon, de Jules et d’Anna étaient vides, mais cela n’affectait pas son appétit. » L’évocation des suicides des différents personnages, en des termes froids et détachés, est également saisissante. L’habitude des morts à répétition semble banaliser les mots qui les décrivent, qui dépeignent la « succession » qu’explore Jean-Paul Dubois. Cette « succession » doit être entendue au sens d’héritage, mais aussi – et surtout – d’une série d’événements qui s’égrènent, selon une trajectoire plus difficile à maîtriser que celle, majestueuse et libre, de la pelote basque. L’auteur tricote avec une dérision bien dosée les épisodes tragiques et les petits et grands bonheurs qui jalonnent l’existence de ce personnage modeste, Paul Katrakilis, poussé dans un monde fou et excentrique, et qui tente malgré tout de tracer son chemin, de fuir le lourd héritage d’une longue lignée de suicidés. Or, le narrateur, pris dans les rets troubles d’origines russo-grecques qui prédestinent à devancer l’appel de la Camarde, se demande ce qu’il a de commun avec cette généalogie de désaxés. Même sa petite amie américaine, qui disparaît sans laisser de traces, a cherché à comprendre ce qui cloche en lui !
Au fil des pages, on se demande de quelle manière Jean-Paul Dubois s’y prend pour brosser le portrait, à la fois intimiste et désabusé, d’antihéros, promenant une lassitude comique, subissant l’absurde avec une résignation mélancolique, presque insensibles aux intempéries de l’existence. À la lueur d’une dérision dépourvue de méchanceté, il éclaire les crépuscules et cueille de petits moments de félicité sur le bord des chemins de l’existence, malheureusement vite assombris. Mais le narrateur opère une salutaire prise de conscience : « Et c’est alors que, pour la première fois depuis que le consulat de France m’avait appelé, j’éprouvai un sentiment. Il remontait de loin, de ma petite enfance et il m’inspirait une peine infinie, incommensurable […] et une profonde prise de conscience ». Le roman de l’obsessionnel Jean-Paul Dubois brille notamment par sa galerie de portraits, par l’intimité qu’on semble partager avec le père et le grand-père du narrateur. Dans un style aussi mordant qu’émouvant, Dubois donne de l’épaisseur aux suicidés qui peuplent les soubassements du texte. Comme le suggère un des chapitres, ce roman constitue un « apprentissage » donnant au lecteur la possibilité de « posséder le trousseau magique capable d’ouvrir toutes les portes du bonheur ou, à tout le moins, chacun des ingrédients hétéroclites qui le compo[sent] ».
Sombre et attachant, ce texte est aussi un questionnement permanent sur les conditions du suicide, une tentative d’explication de ce geste aussi brutal que définitif. Une manière de déshabiller le deuil, « d’affronter le vide et les fantômes têtus » auxquels nous devons tous, un jour ou l’autre, faire face.
Franck Colotte
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