A lire aussi

Penser le suicide aujourd'hui

Si le rôle qu’elle joue dans leurs écrits est le plus souvent assez modeste et secondaire, l’appréciation morale de la conduite suicidaire n’en correspond pas moins à un enjeu classique de la ré...

Si le rôle qu’elle joue dans leurs écrits est le plus souvent assez modeste et secondaire, l’appréciation morale de la conduite suicidaire n’en correspond pas moins à un enjeu classique de la réflexion des grands philosophes. En cette matière on ne peut plus sensible, tous ou presque ont donc estimé nécessaire de défendre un point de vue déterminé. De là, tout un patrimoine d’argumentaires canoniques et un spectre d’options diversement situées entre l’identification stoïcienne du suicide au paradigme de l’acte libre et la thèse momentanément endossée par Wittgenstein lorsqu’il affirme que « le suicide est, pour ainsi dire, le péché élémentaire[1] ». 

À partir de la fin du XIXe siècle et durant la majeure partie du siècle suivant, l’abord scientifique de cette conduite – désormais envisagée comme le symptôme d’une pathologie, individuelle (Freud[2]) ou sociale (Durkheim[3]), qu’il conviendrait surtout de parvenir à expliquer afin de mieux la prévenir – semblait toutefois avoir sonné le glas des approches proprement philosophiques du suicide. Mais voilà qu’elles sont de nouveau à l’honneur, et qu’on les sollicite même plus que jamais, dans le cadre du débat bioéthique qui retient aujourd’hui tous ceux qui entendent contribuer à éclairer le législateur quant à l’opportunité et à la légitimité d’une légalisation du suicide médicalement assisté. 

Inutile de dire qu’on ne saurait introduire à l’ensemble de ces discussions en seulement quelques lignes. À cette échelle, il demeure néanmoins possible de souligner que les plus récentes d’entre elles sont au plus haut point révélatrices de notre inquiétude métaphysique et morale présente. 

À consulter l’abondante littérature que l’examen philosophique du suicide suscite de nos jours, il apparaît presque immédiatement que les arguments qu’on lui oppose témoignent de la concurrence de trois inspirations éthiques principales : théologique, déontologique et libérale. 

Bien que ses sources bibliques ne réprouvent pas un seul des sept suicides d’Abimélek, de Samson, de Saül et de son écuyer, d’Ahitofel, de Zimri et de Judas Iscariote, l’éthique d’inspiration théologique – trop régulièrement réduite à sa seule expression chrétienne, voire catholique – engage à considérer la mort volontaire comme un mal qu’il faut absolument condamner. Pourquoi ? Parce que, ainsi que saint Augustin le soutint[4], celle-ci équivaudrait à un homicide, lequel est précisément proscrit par le sixième commandement du Décalogue : « Tu ne commettras pas de meurtre. » À quoi saint Thomas d’Aquin ajoutera plus tard qu’elle contrevient à la loi non écrite qui dispose que l’amour de soi est une inclination naturelle ; qu’elle revient à priver la communauté d’un individu qui lui appartient ; et, enfin, qu’elle consiste à abuser d’un bien dont l’homme n’est pas le propriétaire, puisque la vie est un don de Dieu, qui est seul habilité à y mettre un terme[5].

Initialement non moins qu’essentiellement kantienne, l’éthique d’inspiration déontologique conduit elle aussi à conclure que le suicide est un mal intrinsèque. Car, comme la masturbation ou toute forme d’intempérance, chez Kant le suicide entre au nombre des actes auxquels il est rigoureusement défendu de se laisser aller, en vertu des devoirs que l’on aurait envers soi-même. Devoirs qu’il ne reste qu’à déduire de la seconde formulation de l’impératif catégorique : « Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne[6] que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme fin, jamais simplement comme moyen[7]» 

Fidèle au principe de non-nuisance que John Stuart Mill avait établi dans De la liberté et, par conséquent, soucieuse de convaincre que « les libertés individuelles ne peuvent être limitées que dans les cas de nuisance avérée et directe envers autrui »[8], la variété de libéralisme moral qu’on appelle l’éthique libérale se distingue des deux orientations précédentes en ceci que ses partisans ne tiennent pas le suicide pour un mal absolu. Volontiers prêts à admettre que le suicide d’un individu a sur son environnement social (famille, proches, etc.) des effets moraux indirects qui peuvent lui être reprochés au nom du « réseau des raisons prudentielles »[9] qu’il n’aura peut-être pas suffisamment prises en considération, ils ne voient en revanche nulle raison philosophique de l’interdire quand il ne vise pas directement à causer du tort à autrui. C’est qu’à leurs yeux, en effet, « contraindre quiconque pour son propre bien, physique ou moral, ne constitue pas une justification suffisante. Un homme ne peut pas être légitimement contraint d’agir ou de s’abstenir sous prétexte que ce serait meilleur pour lui, que cela le rendrait plus heureux ou que, dans l’opinion des autres, agir ainsi serait sage ou même juste. Ce sont certes de bonnes raisons pour lui faire des remontrances, le raisonner, le persuader ou le supplier, mais non pour le contraindre ou lui causer du tort s’il agit autrement. La contrainte ne se justifie que lorsque la conduite dont on désire détourner cet homme risque de nuire à quelqu’un d’autre. Le seul aspect de la conduite d’un individu qui soit du ressort de la société est celui qui concerne les autres. Mais pour ce qui ne concerne que lui, son indépendance est, de droit, absolue. Sur lui-même, sur son corps et son esprit, l’individu est souverain »[10]

En faut-il vraiment beaucoup plus que ce tableau, certes sommaire et quelque peu schématique, pour reconnaître qu’à s’en tenir aux ressources de ce que Descartes nommait la « lumière naturelle », c’est-à-dire à l’espace spécifiquement philosophique des raisons strictement séculières, on ne saurait que s’incliner devant la supériorité des arguments avancés par les tenants de l’éthique libérale ? Et le fait est que, parmi les thèses philosophiques qu’on allègue pour justifier l’interdit du suicide au sein des deux autres inspirations éthiques présentées, aucune ne résiste à leurs critiques.

Qu’il y ait lieu de respecter les obligations que nous aurions envers nous-mêmes ? Outre qu’elle a, en la circonstance, l’indéniable inconvénient d’impliquer qu’il serait moralement obligatoire de supporter toute douleur et toute souffrance, quelles qu’en soient la nature, l’intensité et la durée, cette thèse est, en réalité, soit logiquement inconsistante, soit insidieusement théologique. Logiquement inconsistante, parce que, comme Ruwen Ogien le rappelle en recourant à un argument qu’on trouve déjà chez Hobbes et Wittgenstein, nulle obligation ne résulte d’un contrat passé avec soi-même. Insidieusement théologique, parce que si l’on prétend échapper à cette évidence en soutenant que le rapport à soi est bel et bien un rapport, soit une relation à deux termes où il en irait du débat intrapsychique de l’individu empirique et de la personne morale, il faut alors aussi pouvoir expliquer d’où l’on tire le concept original de la liberté qui autorise à parler de la seconde. Or, pour Kant, en tout cas, cette liberté est fonction d’un « fait de la raison » : d’un pur et simple don de la loi morale, qui apparente la conscience au mont Sinaï et atteste que la philosophie pratique kantienne ne parvient que très imparfaitement à se départir du modèle biblique de la Révélation. 

L’assimilation augustinienne du suicide à un homicide est également problématique, dans la mesure où, là encore, elle tend à remettre en cause l’asymétrie morale du rapport à soi et du rapport à autrui et, ce faisant, virtuellement, la différence de l’agresseur et de la victime. Pour le dire en des termes empruntés à Ruwen Ogien – qui confiait, il y aura bientôt dix ans, n’avoir pas d’autre ambition que de contester « le principe qui devrait nous obliger à mettre sur le même plan le suicide et le meurtre, l’automutilation et la torture, l’absence de souci de sa propre perfection et l’abaissement délibéré d’autrui[11] » –, « si Van Gogh avait arraché gratuitement l'oreille d'un passant au lieu de se couper la sienne, il y aurait eu une certaine différence morale[12] ». 

Quant aux deux premiers arguments de saint Thomas d’Aquin, l’un est amphibologique, l’amour de soi y faisant tout à la fois figure de fait et de norme, et l’autre n’est recevable qu’à la condition d’avaliser une conception holiste et prémoderne de la socialité. Resterait cependant son dernier argument, parfois scolastiquement renommé « argument de la sacralité de la vie ». Ouvertement théologique et fondé sur la foi « légitime et riche de sens[13] » en un Dieu « donateur de la vie », celui-là seul n’est pas philosophiquement réfutable. Ce qui est, comme tel, philosophiquement éclairant et extrêmement fécond. Car quoi de plus propre à confirmer qu’« il n’y a pas d’argument philosophique valable pour condamner le suicide », parce qu’« il n’y a en la matière que des arguments théologiques » qui valent à l’encontre d’ « un péché » et non d’ « une faute morale » ? Judicieuse démarcation des ordres, aurait dit Pascal, laquelle n’est jamais aussi ferme, ni plus émouvante, que sous la plume de Dietrich Bonhoeffer, le grand théologien protestant, qui écrivait en 1944, dans les prisons de la Gestapo : « Si le suicidé est coupable, ce n’est que devant Dieu […]. Le suicide est condamnable en tant que péché d’incrédulité, parce qu’il y a un Dieu vivant. Or, l’incrédulité n’est pas une faute morale[14] ». 

Au vu d’un tel rapport de force, on s’attendrait donc plutôt à ce que l’affaire philosophique du suicide soit entendue et dorénavant derrière nous. Mais, Ruwen Ogien est le premier à en convenir, même aujourd’hui, « les résultats[acquis par les partisans de l’éthique libérale] peuvent être choquants[15] ». Choquants pour certains et de nature à provoquer une authentique « panique morale » chez d’autres, d’ailleurs d’autant plus exposés à y céder qu’ils vivent à l’écart de toute certitude religieuse. 

Comment comprendre pareil état de fait ? Et que dire, en l’occurrence, de la formidable résilience dudit « argument de la sacralité de la vie », en vérité si souvent à l’arrière-plan des difficultés affectives que bon nombre de laïcs éprouvent à consentir à l’ouverture d’un droit à mourir ? Qu’en dire, sinon, très simplement, qu’il y a là de quoi constater que ces discussions sont en tout point exemplaires de la fondamentale indécision qui continue de caractériser notre rapport à la sécularisation ? Qu’en dire, sinon qu’après l’avoir proclamé il nous reste encore à vivre l’athéisme ?                                                                                                 

[1] Wittgenstein, Carnets 1914-1916, Gallimard, 1971, p. 167.
[2] Notamment, Freud, « Deuil et mélancolie », in Métapsychologie, Gallimard, coll. « Folio essais », 1968.
[3] Durkheim, Le Suicide, PUF, coll. « Quadrige », 2013.
[4] Saint Augustin, La Cité de Dieu, I, chap. XX, in Œuvres de saint Augustin, 33, cinquième série, La Cité de Dieu, livres I-V, « Impuissance sociale du paganisme », Desclée de Brouwer, 1959, pp. 259-261.
[5] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, 2 a – 2 ae, q. 64, a. 5.
[6] Nous soulignons.
[7] Kant, « Fondation de la métaphysique des mœurs », in Métaphysique des mœurs I Fondation Introduction, Flammarion, coll. « GF », 1994, p. 108.
[8] Jean-Cassien Billier, « Éthique de la dignité humaine ou éthique libérale ? », in Questions d’éthique contemporaine, dir. Ludivine Thiaw-Po-Une, Stock, 2006, p. 518.
[9] Jean-Cassien Billier, « La mort volontaire est-elle un problème moral ? », Raison-Publique.fr, 31 janvier 2010, (http://www.raison-publique.fr/article182.html).
[10] John Stuart Mill, De la liberté, Gallimard, coll. « Folio essais », 1990, pp. 74-75.
[11] Cité dans Roger Pol-Droit, « Ruwen Ogien : ‟Ne pas nuire aux autres, rien de plus” », Le Monde des livres, 16 juillet 2009.
[12] Ogien Ruwen, L’Éthique aujourd’hui : Maximalistes et minimalistes, Gallimard, coll. « Folio essais », 2007, p. 25.
[13] Jean-Cassien Billier, « La mort volontaire est-elle un problème moral ? », Raison-Publique.fr, 31 janvier 2010, (http://www.raison-publique.fr/article182.html).
[14] Dietrich Bonhoeffer, Éthique, Labor et Fides, 1997, pp. 134-135.
[15] Roger Pol-Droit, loc. cit.

Matthieu Contou

Vous aimerez aussi