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Cioran, le funambule de l’abîme

Celui qui se présentait comme un antiphilosophe, qui conspuait les systèmes philosophiques coupables selon lui de se détacher de la vie, a fait de l’expérience de l’ennui et de l’idée du suicide...

Celui qui se présentait comme un antiphilosophe, qui conspuait les systèmes philosophiques coupables selon lui de se détacher de la vie, a fait de l’expérience de l’ennui et de l’idée du suicide le noyau de son existence, l’ombilic de son œuvre. La logique vécue est celle du paradoxe, de l’écartèlement entre une passion pour l’existence et une négation de la vie. Se cognant à l’inanité de l’existence, des buts, de l’action, Cioran fit l’épreuve d’un doute ravageur : « Je suis un douteur incurable », que rien ne relève, qu’aucun saut vers la foi ne rachètera. Moraliste au style incandescent, nourri par Nietzsche, Schopenhauer, Shakespeare, il a ciselé, d’abord en roumain, ensuite en français, une œuvre bâtie sur le sentiment de l’impossibilité de vivre. Dans Sur les cimes du désespoir, Précis de décomposition, Syllogismes de l’amertume, La Chute dans le temps, Le Mauvais Démiurge, De l’inconvénient d’être né, Aveux et anathèmes, ce grand pourfendeur des illusions, habité par la révélation du rien, ruine les certitudes, dissèque pour mieux les corroder les chimères, les idéaux, les leurres sur lesquels les hommes construisent leur existence.  

Rallié aux effluves du fascisme durant sa jeunesse, fasciné par la Garde de fer, il se repentira de son fourvoiement en prônant l’inaction, la désertion loin du monde. Mystique sans Dieu, danseur funambule de l’abîme, misanthrope, sensualiste ascète, prince de l’aphorisme et de l’écriture fragmentaire, traqueur impitoyable des leurres, maître en lucidité, virtuose du gouffre, Cioran a toujours récusé l’appellation de « nihiliste » bien que la négation l’ait toujours tenté. Là où la négation se fait au nom de quelque chose qui lui échappe, le doute active une surenchère et s’enroule dans une spirale qui, n’épargnant rien, se sape elle-même. Cioran tient d’un Pascal tourmenté qui, ne cessant de penser contre lui-même, conduirait le doute à ses conséquences les plus extrêmes, se refusant à le transcender par un pari, un bond vers la foi. Pour ce penseur crépusculaire ruinant l’idée de progrès, auscultant le non-sens de l’Histoire, le double mouvement d’essor et de déclin des civilisations, l’existence n’est qu’illusion. Seul règne l’irréel. Si cette révélation le conduit dans les parages du bouddhisme, Cioran se décrit comme un bouddhiste raté : dévoré par une intranquillité proche de Pessoa, par une inadaptation d’écorché, de « convulsionnaire », ses tourments l’empêchent de gagner l’ataraxie. 

Le choix du fragment est fondateur, résultat du constat que les systèmes philosophiques sont des méprises, des artifices qui éloignent du néant de la vie en le dissimulant. Seul le fragment, résolument subjectif, récusant le principe de non-contradiction, la croyance en la totalité et en l’objectivité, permet de saisir des éclats de l’instabilité des phénomènes et de penser à tâtons un monde pris dans l’absurde. L’invention de pensées-flèches, de formules concises, s’apparente au lancer de couteaux qui déchire le voile de Maya. Dans ses réflexions au parfum gnostique sur une création vue comme mauvaise, fruit d’un mauvais démiurge, dans sa vision de l’Histoire comme chute (au sens anthropologique et non religieux du terme), comme déclin, déperdition de la sève vitale – vision aux accents spenglériens –, dans ses arpentages du non-sens de l’être comme du non-être, Cioran n’a cessé de mettre en accusation la conscience, grande flétrisseuse de la vie. La conscience est l’ennemie de la vie, l’esprit est dénoncé en ce qu’il écarte de la sensation : « L’esprit fleurit sur les ruines de la vie » ; « Les idées sont des mélodies défuntes » (Œuvres, Gallimard, coll. « Quarto », 1995, pp. 463 et 490). « La conscience est bien plus que l’écharde, elle est le poignard dans la chair » (De l’inconvénient d’être né, Œuvres, p. 1 299). Comme chez Nietzsche, la racine des idées est physiologique. La pensée ne provient que de malaises, de sensations, de crises intérieures : « Toute pensée découle d’une sensation contrariée », Œuvres, p. 1 318). Sans pratiquer une lecture rétrospective de son œuvre, on pointera une ironie tragique : lui qui, dans tous ses textes, a lancé un appel en faveur de l’inconscience, qui a voulu amoindrir une conscience appauvrissant la vie, finira dans les brouillards d’un esprit ayant dit adieu à lui-même. 

Dans ce désert où plus aucune certitude ne surnage, le point fixe, le roc salvateur, a pour nom l’idée de suicide. « Sans l’idée de suicide, je me serais tué depuis toujours […] la vie est supportable uniquement avec l’idée qu’on puisse la quitter quand on veut » (Entretiens, p. 94, Arcades/Gallimard). Le grand problème de l’existence est celui du suicide. L’idée du suicide suffit à assurer la possibilité de l’existence sans qu’elle ait à se concrétiser. Loin de préconiser le suicide, Cioran dissuadait les gens, par exemple son ami Ionesco, de passer à l’acte. Alors qu’il dénonce l’illusion de la liberté, Cioran fait de l’idée du suicide l’expression d’un choix que personne ne peut nous soustraire. Celui qui écrit qu’« un livre est un suicide différé » érige l’idée de suicide en bouée de sauvetage, en soutien permettant de persévérer dans la vie, c’est-à-dire dans « un état de non-suicide ». Dans son Précis de décomposition, il écrit : « je […] ne suis encore que par la volonté de n’être plus » (Œuvres, p. 736). La possibilité du suicide et l’écriture sont de l’ordre d’une catharsis, d’une thérapie. La vie ne peut être traversée, n’est supportable dans son invivabilité, que si l’on a toute latitude de se déprendre d’elle et de pouvoir la quitter. 

Nulle trace chez Cioran de l’idée militante, métaphysique, du suicide défendue par Kirilov dans Les Possédés ;Kirilov pour qui le suicide en tant que posture de révolte contre Dieu vise à prouver l’inexistence du divin et, par là même, la liberté de l’homme nouveau. Si tout est leurre, théâtre d’irréalité, le suicide n’échappe pas à l’absurde. Le bras de fer entre Dieu et l’homme est frappé de vanité dès lors que celui-ci est le fléau, le cancer de la Terre, comme l’écrit Cioran dans De l’inconvénient d’être né (Œuvres, p. 1376). Le frère d’âme de Sissi, l’impératrice Élisabeth d’Autriche qui le fascine, partage avec elle, avec les saintes et les mystiques sur qui il écrivit, une étrangeté ontologique, un exil natal, une extériorité au monde. La seule lucarne sur l’absolu, la seule sphère qui échappe au poison du doute, au pyrrhonisme, qui s’affranchit du royaume de l’humain, a pour nom la musique, qui donne lieu à des pages sur Mozart, sur Bach surtout, portées par l’extase. Unique antidote aux ravages d’un doute effréné, la musique s’affranchit du carcan du temps et touche fugacement l’éternité. 

En raison même de son scepticisme radical, de son détachement du monde, de l’expérience de l’absurde, de la vanité de tout, l’œuvre de Cioran est éminemment roborative, sécrétant un effet tonique, vivifiant. Non seulement pour ceux qui ne se remettent jamais de leur naissance (« Et comment se remettre de sa naissance ? », Œuvres, p. 592), non seulement pour ceux qui, comme l’impératrice Sissi, « née déçue », font l’épreuve d’un « ennui, cette convalescence incurable », mais aussi pour tous ceux et celles que le doute et le questionnement traversent. Le dynamisme de sa pensée et de son style tient à la fois de la griserie épique, d’un embrasement mystique et d’une froide déconstruction de tout ce qui nous dissimule le néant de ce qui fut, est et sera.

 

[ Extraits ]

« Avoir commis tous les crimes, hors celui d’être père »

Cioran, De l’inconvénient d’être né, Œuvres, p. 1 273. 

« N’avoir pas encore digéré l’affront de naître »

Cioran, De l’inconvénient d’être né, Œuvres, p.1 342. 

« Quand on a entrevu, par une intuition bouleversante et facilement renouvelable, sa propre inutilité, il est incompréhensible que n’importe qui n’en ait fait autant. Se supprimer semble un acte si clair et simple. Pourquoi est-il rare ? Pourquoi tout le monde l’élude-t-il? C’est que, si la raison désavoue l’appétit de vivre, le rien qui fait prolonger les actes est pourtant d’une force supérieure à tous les absolus ; il explique la coalition tacite des mortels contre la mort ; il est non seulement le symbole de l’existence même ; il est le tout. Et ce rien, ce tout, ne peut donner un sens à la vie, mais il la fait néanmoins persévérer dans ce qu’elle est : un état de non-suicide »

Cioran, Précis de décomposition,Œuvres, p. 596.

Véronique Bergen

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