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Simon Critchley 

Lettres de suicide
(titre original : Notes on Suicide)
Traduit de l’anglais
par Georges Barrère
Max Milo Éditions,
collection Voix Libres
136 pages
16 euros
À paraître le 23 février 2017.

Lettres de suicide  Pourquoi le suicide est-il jugé comme contraire à la loi, la morale, la religion ? Le contraste entre sa perception moderne et sa perception a...

Lettres de suicide 

Pourquoi le suicide est-il jugé comme contraire à la loi, la morale, la religion ? Le contraste entre sa perception moderne et sa perception ancienne est frappant. Platon considérait le suicide comme une honte, mais il acceptait de notables exceptions, une d’entre elles autorisant à se tuer après une décision de justice, comme ce fut le cas pour son maître Socrate.

La pratique de la philosophie, dès lors, commence par un suicide. Philosopher, c’est apprendre à mourir : telle est la thèse de Socrate dans le Phédon, tandis que, dans le même temps, il fait à ses disciples des récits sur l’immortalité de l’âme. On avait donné à Socrate le choix entre la ciguë et l’ostracisme, ce qui pour lui aurait été bien pire – la perspective de quitter Athènes était plus insupportable que celle de quitter la vie.

Confrontés au monde plus global et plus contingent des empires, des stoïciens comme Sénèque adoptèrent un point de vue plus radical sur la question, soutenant que la brièveté de la vie humaine n’était pas source de malheur. Quand la vie ne s’épanouit plus à cause d’un revers de fortune, on peut y mettre un terme. Tel est le conseil de Sénèque : un sage, un philosophe « vit aussi longtemps qu’il le doit, et non aussi longtemps qu’il le peut ». L’histoire est bien connue : Sénèque reçut de Néron l’ordre de se tuer, mais son suicide fut un peu raté et il semble que cela lui a pris un temps infini pour rendre le dernier soupir. Tacite rapporte que, incapable de mourir après s’être ouvert les veines à cause de son grand âge et du régime ascétique qu’il suivait, Sénèque demanda du poison, comme Socrate, mais le poison aussi fut inopérant. À la fin on le mit dans un bain d’eau très chaude et ses esclaves l’étouffèrent.

Compte tenu de cet arrière-plan gréco-romain, quel est le problème avec le suicide ? Comment notre perception est-elle passée d’une acceptation partielle dans l’Antiquité à l’interdiction que l’on trouve dans les siècles ultérieurs ? La théologie chrétienne : voilà ce qui nous donne la clé pour répondre à ces questions.

(…)

Ainsi que Freud l’écrit ailleurs, la haine est plus ancienne que l’amour. La construction primitive du moi se produit sous le signe d’une libido narcissique en quête de sa préservation à tout prix. Mais si cela est vrai, comment alors le suicide est-il possible ?

L’analyse de la mélancolie nous enseigne que le moi ne peut se tuer que lorsqu’il peut, de par le retour de l’investissement d’objet, se traiter lui-même comme un objet, lorsqu’il lui est loisible de diriger contre lui-même l’hostilité qui vise un objet et qui représente la réaction originaire du moi contre les objets extérieurs.

Ce que veut dire Freud est parfaitement clair : compte tenu de notre intense narcissisme, si l’on veut se tuer soi-même, il faut faire de soi-même un objet. Plus précisément : faire de nous-mêmes des objets que nous haïssons. Ainsi le suicide, à proprement parler, est impossible. Je ne peux pas me tuer. Ce que je tue, c’est l’objet haï que je suis devenu. Je hais cette chose que je suis et je veux sa mort. Le suicide est un homicide.

(…)

C’est ce que Freud veut dire. Se suicider, c’est être déterminé à se débarrasser de ce qui nous asservit : l’esprit, la tête, le cerveau, cet espace vague d’activité fébrile quelque part là, derrière nos yeux.

Ceci explique également en partie le phénomène de la lettre d’adieu et son mélange de dépression et d’exhibitionnisme, où l’amour qu’on a pour soi-même se transforme en haine et on meurt en s’excusant de le faire. Avant de se noyer dans la Seine, le poète Paul Celan souligna cette phrase dans une biographie : « Parfois ce génie s’assombrit et s’enfonce dans le puits amer de son cœur. » En écrivant la lettre d’adieu, on se transforme en objet, un objet que l’on hait et qu’il faut noyer dans un puits amer.

(…)

Voici une des plus poignantes lettres d’adieu que je connaisse :

Chère Betty:
Je te hais.
Amoureusement.
George.

Nous mourons en haïssant qui nous aimions et en voulant les punir par notre mort : « Alors, comment tu te sens maintenant ? Je parie que tu vas m’aimer maintenant que je ne suis plus là. Je parie que maintenant tu regrettes ce que tu m’as fait, n’est-ce pas ? Hein ? »

La Nouvelle Quinzaine Littéraire

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