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Les aventures du désir

Commissaire de cette exposition séduisante et raffinée, Guillaume Faroult rassemble quatre-vingt-dix-neuf œuvres frémissantes de Jean Honoré Fragonard (1732-1806) : peintures, dessins, gravures.  
Commissaire de cette exposition séduisante et raffinée, Guillaume Faroult rassemble quatre-vingt-dix-neuf œuvres frémissantes de Jean Honoré Fragonard (1732-1806) : peintures, dessins, gravures.  

Impatient, fiévreux, fougueux, virtuose, le dessin de Fragonard se découvre élégant, véloce, enlevé, inventif. Souvent, les attitudes et les gestes amoureux émeuvent, troublent. Le trait est leste, souple, audacieux, joyeux.

Ce sont les jeux de l’amour et du hasard, les récréations des désirs, les divertissements, les dérèglements des corps et des cœurs, les caresses esquissées, les effleurements. Certaines œuvres de Fragonard s’intitulent: Le Colin-Maillard (1754- 1756), Le Jeu de la palette (vers 1775-1780). Se découvrent les jeux à demi innocents et équivoques, les jeux gracieux, les jeux dangereux...

Jouent les bergères, les aristocrates, les villageois et les villageoises, les danseuses, les financiers, les jeunes ouvrières, les coquettes, les garçons timides, les nymphes et les satyres, les dieux et les déesses. Ils jouent près des ruines antiques, sur les herbes (à côté des brebis), ou bien dans de vastes parcs mélancoliques, ou encore sur un lit. Les jeux de mains ne sont pas toujours des jeux de vilains. Les joueurs et les joueuses chuchotent, chahutent, se touchent, s’étreignent, s’embrassent ; passent les curieuses, les voyeurs, les voisins, les voisines, les peintres, une épouse indiscrète... Au colin-maillard, la jeune fille a légèrement retroussé son bandeau ; elle triche et veut retrouver celui qu’elle aime ; deux enfants taquins semblent l’entraîner vers des marches glissantes... Dans une partie de cartes, une bergère a perdu l’enjeu ; le gage est un baiser ; sa compagne et son ami l’obligent à consentir, à s’abandonner... Parmi des buissons épanouis, la marquise aguicheuse se balance, mutine, sur une escarpolette ; elle secoue ses longues jambes blanches et lance vers le ciel l’un de ses escarpins roses ; par des hasards heureux, un comte s’accroupit sur les broussailles fleuries et entrevoit sous les jupons de la marquise sa fente.

Telle gravure, La Culbute, met en lumière un accident, une péripétie, un accroc, un minuscule dérèglement, un choc, un carambolage, un désordre. À la campagne, dans une grange, un peintre a dressé un grand chevalet pour peindre une villageoise. Intervient brutalement l’amoureux impétueux de la villageoise et il pénètre dans la grange ; il renverse le chevalet et jette le modèle sur des bottes de foin ; il embrasse et étreint le modèle étonné. Ici, tout s’agite, se précipite, se heurte, se bouscule, se bouleverse. Tout se déséquilibre, tombe, s’effondre. Les corps et les choses s’entrechoquent et se mêlent.

Fragonard raconte les aventures du désir, les affaires de l’amour, les intrigues des passions. Ses dessins et ses peintures illustrent des romans, des contes, des poèmes. Cultivé, il lit et relit des scènes voluptueuses, parfois lestes, inconvenantes. Il représente les bergers galants, la vie champêtre, les idylles de Théocrite, d’Anacréon, L’Astrée d’Honoré d’Urfé ; la galanterie prône les jeux, les conversations, les fêtes, les amours... On dénombre près de trois cents dessins qui illustrent des textes littéraires: de l’Arioste à Mme de Genlis, en passant par le Tasse, Cervantès, les contes libres de La Fontaine, La Reine de Golconde (1761) du chevalier de Boufflers. Fragonard aime les romans du libertinage : Thérèse philosophe (1785), Les Égarements du cœur et de l’esprit (1736) et La Nuit et le Moment (1755) de Crébillon fils, Angola (1746) de Charles-Jacques de La Morlière, Le Canapé couleur de feu (1714, attribué à Fougeret de Monbron), les livres de Restif de la Bretonne, Les Liaisons dangereuses (1782) de Choderlos de Laclos... Dans La Nuit et le Moment de Crébillon fils, Clitandre dit à Cidalise : « Comme on s’est pris sans s’aimer, on se sépare sans se haïr. […] C’est un fort plaisant siècle que celui-ci, et délicieux à considérer un peu philosophiquement. » Le XVIIIe siècle voudrait être souriant. Talleyrand se souvient d’une époque d’avant la Révolution : « Qui n’a pas vécu dans les années voisines de 1789 n’a pas connu le plaisir de vivre. » À la fin de l’exposition du musée du Luxembourg, tu perçois L’Amour folie (vers 1775 ?) ; au-dessus des rosiers, le petit Cupidon bondit, sourit ; il agite sa marotte en un geste de défi...

Ou encore, dans le catalogue de l’exposition, Pierre Rosenberg admire Le Verrou (v. 1777- 1778) qui parfois dérangeait : « Ce n’est plus le Fragonard habituel, emporté et impatient, mais un nouveau Fragonard, une nouvelle manière de peindre plus lisse, une nouvelle gamme de couleurs, non pas ces jaunes acides, ces blancs crus, ces bruns-roses saumonés, mais un rouge saturé sang de bœuf, un jaune or, des blancs cré- meux et surtout ce clair-obscur qui enveloppe la composition et lui donne un poids, un sérieux – le terme peut paraître paradoxal –, une émotion à laquelle Fragonard ne nous avait pas habitués sans que l’artiste ait pour autant abandonné cette vitalité, un élan. » Un jeune homme à demi habillé pénètre dans la chambre de la jeune fille, et il l’enlace. Elle est assise sur son lit près de la porte. Elle est réticente ; elle résiste un peu mollement ; elle ne se défend que légèrement ; elle est à demi évanouie et s’abandonne. Du bout des doigts, le jeune homme pousse le verrou ; il ferme la chambre pour éviter l’arrivée de la mère de la belle. Ce sont les ambiguïtés de l’attirance et de la protestation, celles de la séduction et de la pudeur. Se dessinent les plis sinueux de la chemise blanche de l’homme, de la robe de chambre jaune de la jeune fille, les plis des draps déplacés du lit. Blonde, l’amoureuse cède et soupire quand la tige du verrou glisse. L’extase est une petite mort, une jouissance brève.

Ou aussi, tu regardes La Fontaine d’amour (v. 1785). Dans L’Art du dix-huitième siècle (1874), Edmond et Jules de Goncourt décrivent cette peinture : « C’est encore la nuit, une nuit de mystère et d’orage. Un couple couronné de roses est lancé en avant. » L’homme et la femme à demi nus courent vers la fontaine de l’amour : « Tous deux, l’œil brûlant, ils tendent la soif et le désir de leurs lèvres à la coupe enchantée. » Ensemble, en un même instant parfait, ils jouissent. Dans la nuit et dans le vent. Tous deux sont heureux.

Gilbert Lascault

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