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 L’exposition féconde, complexe, farouche, fascinante, réunit 476 pièces à conviction, les corps du délit, les objets-fétiches, les choses de maléfice et de séduction. L’exposition rassemble des témoignages (à charge et à décharge) du procès permanent des humains.

EXPOSITION
CRIME ET CHÂTIMENT
Musée d’Orsay
1, rue de la Légion-d’Honneur, Paris 7e
16 mars – 27 juin 2010


PUBLICATIONS
JEAN CLAIR et coll.
CRIME ET CHÂTIMENT
Gallimard/musée d’Orsay, 416 p., 476 ill., 49 €

BERNARD OUDIN
LE CRIME (ENTRE HORREUR
ET FASCINATION)
Gallimard, coll. « Découvertes Gallimard », 128 p.,
150 documents, 14 €

 L’exposition féconde, complexe, farouche, fascinante, réunit 476 pièces à conviction, les corps du délit, les objets-fétiches, les choses de maléfice et de séduction. L’exposition rassemble des témoignages (à charge et à décharge) du procès permanent des humains.

Les peintures, les dessins, les gravures, les photographies, les illustrations des faits divers (les « Canards », Le Petit Journal, Détective…), les sculptures, les plans des prisons traduisent la cruauté, les complots troubles, la dramaturgie de la cour d’assises, les investigations de la police, les identifications judiciaires d’Alphonse Bertillon, les débats sur la peine de mort (1).

Au départ de l’exposition, très tôt, se dresse, voilée de noir, la guillotine, la machine à tuer, la Terrible, l’Implacable. Dans l’argot, on l’appelait la Faucheuse, la Bascule, la Veuve (ou la veuve Rasibus), la Béquilleuse, Louisette ou Marianne, la femme à Charlot. Le condamné couchait avec la Veuve ; il la baisait ; il éternuait dans le son ; il était cravaté de rouge ; il jouait à la main chaude avec des soubrettes à Charlot ; il mettait le nez à la fenêtre ; il voyait le monde à l’envers ; il était raccourci. En 1793, le Père Duchesne note : « Samson (le bourreau) jouera à la boule avec la tête de la femme Capet. » La guillotine est un massicot ; elle rogne ; elle coupe les cheveux. Le bourreau est le perruquier de la Sérieuse, le barbier. Il rase la tronche. Vers 1952, la guillotine est la gillette. Elle est la bécane à Charlot. Elle est (dans les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand) la machine à sang, la mécanique sépulcrale. Elle est un moulin à silence.

Pendant longtemps, l’exécution capitale est un spectacle ; elle est souvent une réjouissance des spectateurs et des spectatrices ; elle est la conclusion d’un drame judiciaire ; elle est une fête. Selon les moments, elle intervient sous le soleil, puis à l’aube. La dernière exécution en public a eu lieu le 17 juin 1939 en France. Puis, les exécutions ont eu lieu dans la prison, par exemple à la Santé. Le 30 septembre 1981, Robert Badinter, garde des Sceaux alors, obtient enfin l’abolition de la peine de mort.

Victor Hugo combat sans cesse la peine de mort. Dans Les Misérables (1862), il est bouleversé : « On peut avoir une certaine indifférence sur la peine de mort, ne point se prononcer, dire oui et non, tant qu’on n’a pas vu de ses yeux une guillotine ; mais si l’on en rencontre une, la secousse est violente, il faut se décider et prendre parti pour ou contre. Les uns admirent (comme de Maistre), les autres exècrent. » En 1829, dans Le Dernier Jour d’un condamné, il condamne ce « meurtre judiciaire » et ce « faux progrès de l’humanité » qu’est la guillotine. Le condamné éprouve l’angoisse, la solitude ; « Claude Gueux monta sur l’échafaud, gravement l’œil toujours fixé sur le gibet du Christ… » Selon lui, « une machine à couper des têtes est de trop dans une société qui a pour livre l’Évangile. » Gustave Doré, Steinlen, d’autres artistes ont illustré le texte de Victor Hugo. En 1857, il peint Justicia : à demi dissimulée dans la nuit trouble, la guillotine projette vers le ciel la tête coupée qui crie… Félicien Rops dessine, en 1859, une guillotine et des têtes accumulées. Une lithographie (1893) de Toulouse-Lautrec s’intitule Au pied de l’échafaud.

En 1790, le docteur Joseph-Ignace Guillotin propose à l’Assemblée constituante des exécutions égalitaires, en quelque sorte démocratiques et éclairées : « Dans tous les cas où la loi prononcera la peine de mort contre un accusé, le supplice sera le même, quelle que soit la nature du délit dont il se sera rendu coupable. Le criminel sera décapité ; il le sera par l’effet d’une simple mécanique. » Deux ans plus tard, la simple machine est fabriquée et utilisée en 1792… Et, bien auparavant, en Suisse, à Neuchâtel, Jean-Paul Marat, en 1778, se veut clément et compréhensif : « Dans les cas où les lois de la nature et de la société sont également violées, on rendra affreux l’appareil du supplice, mais que la mort soit douce. »

Dans l’exposition du musée d’Orsay, dans les textes précis du catalogue passionnant, les têtes coupées circulent à travers les siècles : celles de Méduse (qui orne l’égide d’Athéna et de la raison), de Goliath (tué par David), d’Holopherne (égorgé par Judith), celle de Jean le Baptiste, posée sur un grand plat et offerte à Salomé, celle de saint Denis… Pendant la Révolution, à Notre-Dame, les sculptures des Rois ont été décapitées ; leurs têtes ont été retrouvées et, au musée de Cluny, nous les voyons… Delacroix, Gustave Moreau, Antoine Wiertz, bien d’autres représentent les têtes tranchées. Dans certaines émeutes, les têtes des nobles étaient dressées sur des piques. Et Giacometti propose une « Tête de tigre » (1947).

Non seulement la guillotine, mais les haches, les sabres, les poignards, les rasoirs tranchent. Par exemple, Goya peint (vers 1795-1798) les cannibales qui exhibent une tête et une main… Et, tout autrement, les photographies (profil-face) d’Alphonse Bertillon (1853-1914), chef du service d’identité judiciaire, sont des visages isolés, découpés… Dans certaines collections, dans des musées, les têtes des condamnés ont été moulées sur nature après décapitation, sculptées en cire colorée : celles de Lacenaire, de bien d’autres assassins… Des textes de Nodier, d’Alexandre Dumas, de Balzac évoquent des têtes coupées qui parlent ou qui bondissent. Selon un bourreau, « nous sommes obligés de changer de panier tous les trois mois, tant les têtes tranchées en saccagent le fond avec les dents ». Ou bien, on raconte une histoire du conteur E. T. A. Hoffmann qui, en sa jeunesse, aurait rencontré, à Paris, une danseuse avec un ruban de velours, avec un doux « collier de velours » ; sur un lit, la nuit, le conteur aurait enlacé la danseuse qui était une guillotinée de la veille… Et, donc, les récits troubles, les images terrifiantes proposent les errances des têtes séparées des corps. Les têtes coupées sont autonomes ; elles vont à l’aventure.

Mais existe aussi une vie étrange des corps sans tête. Georges Bataille et le peintre André Masson imaginent l’humain acéphale. Jean Clair met alors en évidence des corps sans visage. Courbet (L’Origine du monde, 1866) exhibe le tronc d’une femme inconnue et son sexe ouvert, lorsque la tête, les jambes et les bras semblent coupés. Auguste Rodin sculpte Iris, messagère des dieux (vers 1891) ; Iris écarte les cuisses et étale son sexe ; la tête et le bras droit manquent. Marcel Duchamp (Étant donnés…, 1966) expose le corps féminin nu, en quelque sorte démembré ; et le visage hors cadre demeure invisible… Dans les journaux de faits divers (Le Petit Journal, Détective…), sur les affiches du Grand Guignol, dans les films d’horreur, se multiplient les malles pleines de corps décapités… Passent encore les chevaliers féroces sans tête… Et aussi, avec humour, Robert Desnos évoque Les Quatre sans cou (1934) : « Ils étaient quatre qui n’avaient plus de tête,/Quatre à qui l’on avait coupé le cou,/On les appelait les quatre sans cou./Quand ils buvaient un verre,/Au café de la place et du boulevard,/Les garçons n’oubliaient pas d’apporter des entonnoirs. »

Au musée d’Orsay, dans cette exposition étonnante, très bien pensée, interviennent les brigands italiens, les apaches, les comploteurs, les victimes, les meurtrières (Lady Macbeth), les sorcières, Abel et Caïn, les régicides, Jack l’Éventreur, Raskolnikov, les bagnards, les procureurs, les avocats, les juges, les bourreaux, les policiers, les fous, les criminels inconnus… Selon Robert Badinter, l’exposition veut rendre visible, par l’art et la littérature, « le double mystère de l’homme criminel et de la société punitive »… Tu découvres le tribunal, les chambres des assassinés, les bouges des bandits, les palais dangereux, les cellules et les cours des prisonniers, les forêts redoutables, les cadavres enterrés ou disparus. Les espaces des crimes et des châtiments angoissent.

1. Lire, dans le remarquable catalogue, les textes de Robert Badinter, Jean Clair, Michel Serres, Philippe Comar, Robert Kopp, Daniel Sangsue, Laura Bossi, J.-B. Pontalis…

Gilbert Lascault