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Une promenade au Louvre

 Chaque jour, le Louvre s’ouvre. Les foules s’approchent de la pyramide translucide. Elles s’engouffrent dans les escaliers, dans les salles. À certains moments, les visiteurs, épuisés, s’ennuient, traînent, souffrent. Plus souvent, ils apprennent à regarder les œuvres de près et de loin, en un lieu de jouissances et de sérénité.
Jean Galard
Promenades au Louvre en compagnie d'écrivains, d'artistes et de critiques d'art
 Chaque jour, le Louvre s’ouvre. Les foules s’approchent de la pyramide translucide. Elles s’engouffrent dans les escaliers, dans les salles. À certains moments, les visiteurs, épuisés, s’ennuient, traînent, souffrent. Plus souvent, ils apprennent à regarder les œuvres de près et de loin, en un lieu de jouissances et de sérénité.

Le livre de Jean Galard (1) propose une anthologie de descriptions et d’analyses de sept cents œuvres de tous les départements du Louvre. Les peintres, les sculpteurs, les écrivains (célèbres ou méconnus), les historiens de l’art, les conservateurs, les journalistes, les philosophes étudient les œuvres ; ils les admirent ; ils trouvent les mots justes qui nous aident à mieux voir les images avec exactitude. Ils s’émeuvent, s’enflamment, se troublent. Parfois, ils déprécient ; ils s’indignent et se moquent. Jean Galard rassemble quelques milliers de citations disparates de cinq cents auteurs (donc, 1 232 pages).

Immense, labyrinthique, le Louvre se révèle excessif et ordonné, dispersé et réglé, monstrueux et superbe. Il est une machine à contempler, à rêver, à penser. Il est un chaos agencé de sensations et de sentiments divers. Selon Paul Valéry (1923), un musée est un « musée de l’incohérence », un voisinage de choses incompatibles, un mélange inexplicable de manières de peindre et de sculpter « incomparables entre elles », un rapprochement paradoxal de « merveilles indépendantes mais adverses ». Notre « héritage » devient « écrasant ». Sur ces objets, les points de vue sont partiels, partiaux… De 1802 à 1804, le philologue et penseur Friedrich von Schlegel visite méthodiquement le Louvre : « L’art (dit-il) ne forme plus une totalité, il est brisé ; quelques traces isolées nous sont parvenues, et seul l’être à qui il a été donné de saisir l’esprit du passé est susceptible de redonner vie à ces fragments. » Le Louvre rassemble les éléments de la création humaine.

Parfois, tu choisis une visite accélérée du Louvre à la manière du film de Jean-Luc Godard, Bande à part (1964) et comme Paul Morand (L’Homme pressé, 1941) : « Pierre et Fromentine enjambaient les écoles, les pays, les gloires, les siècles. Cela devenait une course, une compétition magnifique qui laissait les amateurs étonnés et les gardiens stupéfaits. Les barrières du Louvre devenaient des haies, et des escaliers polis des rivières. » Ou bien, plus souvent, tu demeures, pendant deux heures, devant une seule œuvre ; tu t’immobilises ; plus tard, tu relis les analyses différentes des écrivains opposés.

Ruskin (1849) méprise La Kermesse ou Noce du village (vers 1635-1638) de Rubens. Ce serait « une foule de paysans, buvant, dansant comme des babouins, se tenant les uns les autres par la partie du corps où devrait se trouver la taille, s’embrassant et – les femmes comme les hommes – se disputant les chopes de bière… Il n’y a aucun bonheur de coloris, aucune forme élégante, aucune drôlerie ; ce n’est que de la pure brutalité ». La même année, en 1849, Théophile Gautier est simultanément enthousiaste et ambivalent ; il décrit les « grosses commères flamandes et débraillées, ivres de bière, de viande saignante et de luxure » ; il admire : « Quelle santé furieuse, quelle vigueur effrénée, quel délire orgiaque dans cette mêlée d’une turbulence éblouissante ! (…) De cet assemblage immonde, il résulte une impression égale à celle produite par le plus pur Raphaël… Cette kermesse flatte l’œil comme un bouquet. » Et, en 1937, Paul Claudel évoque, dans La Kermesse, un « branle », un tournoiement, une danse matérielle et spirituelle : « Tous ces couples, en une passion accélérée, se mettent à tourner sur eux-mêmes. Le jarret détache le corps de la terre ; l’homme en une prise irrésistible enlève sa partenaire. »

Ou bien, tu contemples La Raie (1725-1726) de Chardin. Marcel Proust, Diderot (1763), l’esthéticien René Démoris (1991), le peintre Titus-Carmel (1993) observent le « monstre », « frais comme la mer où il ondoya », le « sou­rire inhu­main, proche de l’extase » de la raie. Proust voit la raie ouverte : « Vous pouvez admirer la beauté de son architecture délicate et vaste, teintée de sang rouge, de nerfs bleus et de muscles blancs, comme la nef d’une cathédrale polychrome. »

Ou encore, Théophile Gautier, Michelet, Edmond et Jules de Goncourt, Rodin, Monet, Clémenceau, Alain Jaubert (cinéaste, journaliste) examinent Le Pèlerinage à l’île de Cythère (1717) de Watteau. Ils décrivent les gestes tendres des jeunes amants mélancoliques, les égarements heureux du désir, les fêtes douces du cœur. Et, dans Les Fleurs du mal, Baudelaire triste évoque un « voyage à Cythère » : « Dans ton île, ô Vénus ! je n’ai trouvé debout/Qu’un gibet symbolique où pendait mon image… »

Devant les Femmes d’Alger dans leur appartement (1834) de Delacroix, Baudelaire, Odile Redon (1878), Paul Signac sont fascinés ; ils sont séduits. Cézanne note : « Sur le flanc de la négresse, une étoffe n’a pas la même odeur que la culotte parfumée de cette Géorgienne… Toutes ces nuances poivrées, voyez, avec toute leur violence, la claire harmonie qu’elles donnent. » Et, devant son fils Charles, Victor Hugo parle des Femmes d’Alger : « Elles ne sont pas belles ; elles sont pires. La ligne divine de beauté apparaît lumineuse, mais brisée sur les visages ; elles sont l’éclair. »

Ou aussi, tu affrontes la Victoire de Samothrace (vers 190 av. J.-C.). Le critique d’art Gustave Geffroy regarde la Victoire « qui avance, qui court, qui vole sur l’étroite plate-forme… Cette femme vit, son sein respire et soulève l’étoffe de la robe, et c’est elle, vraiment, qui entraîne à la suite le vaisseau qui l’emporte. La lourde masse de pierre, prisonnière de la pesanteur, par la magie de l’art, par la vertu de ces ailes divines, semble voler sur les flots… On a la sensation de l’espace. C’est l’essor de la matière. »

Parfois, dans l’anthologie de Jean Galard, tu écoutes les sarcasmes de certains écrivains. Par exemple, Paul Claudel (1937) déteste Le Bain turc (1852-1859) d’Ingres : « L’on voit une masse de femmes nues agglomérées l’une à l’autre comme une galette d’asticots. » Huysmans (1898) raille La Vierge du chancelier Rolin (vers 1434-1435) de Jan Van Eyck : « La Vierge est humble et ingénue et, malgré son indéniable laideur, elle séduit par un certain sentiment de tristesse et de componction ; mais l’enfant est par trop laid. C’est un petit vieux qui bigle et qui est ratatiné, comme confit dans de l’alcool ; il y a du fœtus dans ce malheureux ! » Et, dans les salles, les visiteurs s’exaspèrent et admirent. Alors, le Louvre est un vaste espace de pensées, de passions, de plaisirs.

1. Philosophe, Jean Galard a été chargé en 1987 de créer au musée du Louvre un service culturel qu’il a dirigé jusqu’en 2002. L’anthologie est établie et présentée par Jean Galard, avec la collaboration de Nicole Picot, conservateur général de bibliothèques.

Gilbert Lascault

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