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Les espaces dévoyés et le vertige

Dessinateur inventif et rigoureux, Sam Szafran (né en 1934) évoque, depuis cinquante ans, des lieux indéfinis qui surprennent et troublent.

EXPOSITION

SAM SZAFRAN : 50 ANS DE PEINTURE

Fondation Pierre Gianadda, Martigny (Suisse)

8 mars - 16 juin 2013

 

Catalogue de l'exposition

Textes de Jean Clair, Daniel Marchesseau, Estelle Pietrzyk et Werner Spies

Fondation Pierre Gianadda, 244 p.n nb. ill. coul

 

SAM SZAFRAN

ENTRETIENS AVEC ALAIN VEINSTEIN

Flammarion, 202 p., 8 ill. coul., 26 €

Dessinateur inventif et rigoureux, Sam Szafran (né en 1934) évoque, depuis cinquante ans, des lieux indéfinis qui surprennent et troublent.

Sam Szafran peint des escaliers démesurés, des ateliers d’imprimerie, des jungles de philodendrons et d’aralias, des immeubles parisiens, des vues plongeantes et des contre-plongées, des fenêtres, des reflets déplacés.

Tu découvres des espaces dévoyés, gauchis, défléchis, contournés, déplacés, dangereux, des perspectives perturbées, des structures déconcertantes. Tu penses alors aux réflexions voisines de ce peintre et à celles de Georges Perec (1936-1982). Tous deux sont des enfants de parents juifs polonais, émigrés en France ; tous deux ont souffert pendant la guerre, pendant les massacres des nazis, dans leurs déplacements ; tous deux ont perdu une partie de leur famille. Georges Perec publie, en 1974, Espèces d’espaces. Perec veut d’abord interroger l’espace de notre vie : « L’espace de notre vie n’est ni continu, ni infini, ni homogène, ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte et où il se rassemble ? On sent confusément des fissures, des hiatus, des points de friction, on a parfois la vague impression que ça se coince quelque part, ou que ça éclate, ou que ça se cogne. »

Ainsi, Sam Szafran donne à voir des étranges « espèces d’espaces », des zones incertaines et inquiétantes, des sites équivoques et périlleux.

Par exemple, vers 2012, il peint un immense tableau vertical (260 x 140 cm) qui s’intitule Escalier Ville ; il lie l’aquarelle et le pastel, l’humide et le sec. La partie centrale est vue un peu de biais ; des distorsions verticales s’allongent ; des bâtiments urbains se disséminent ; les rampes et les marches de cet escalier monstrueux tourbillonnent ; des ombres portées se déplacent et s’égarent.

Ou bien, en 1969 et 1970, il utilise le fusain sur papier : Atelier de la rue du Champ-de-Mars – second orage. Le lieu de l’art est alors devenu un champ de bataille, un territoire de dévastations. Le vent, les pluies, l’orage griffent les meubles ; ils lacèrent les œuvres ; ils cassent les vitres ; ils brisent les cadres légers des tableaux. Les traits exaspérés du dessin raturent, saccagent ; et un homme discret se recroqueville, il se met à l’abri. Se révèlent la tragédie de la création, le chaos, la débâcle, l’atelier démantelé, une apocalypse.

À d’autres moments, les pastels délicats du peintre proposent ses ateliers qui changent, se métamorphosent. Selon le jour, selon la nuit, les ombres et les clartés se meuvent. Le temps superpose les couches géologiques des œuvres et des matériaux. Parfois, les choses se rangent selon la gamme des centaines de pastels ; parfois elles se déboîtent ; parfois l’espace s’encombre, se sature. La luminosité des verrières change selon la météorologie, selon le degré d’empoussièrement. Szafran figure des variations infinitésimales, de petites différences presque imperceptibles, évanouissantes, difficiles à distinguer, des modifications lentes, incomplètes… Une chaise est renversée et suspendue dans le vide ; ou encore un tub d’étain tourne dans l’air au bout d’un fil. En 1972, le funambule Philippe Petit (un ami de l’artiste) utilise un balancier ; il se repose sur une corde raide au-dessus des boîtes de pastels. Les couleurs des pastels scintillent et reflètent, dans la nuit, la verrière en une sorte d’incendie… Parfois, des formes étranges et blanches flottent : des papiers, des étoffes, peut-être des fantômes. L’atelier est hanté.

Ou aussi, en 1972, l’Imprimerie Bellini comporte d’énormes machines de lithographies, la diagonale des poutrelles cintrées de la verrière, les lattes, les volets, une rambarde, des ouvriers lointains.

Très souvent, les escaliers de Sam Szafran constituent une géométrie affolée, des perspectives déformées, des calligraphies vives, des paraphes. Tu peux lire alors quelques phrases de Georges Perec (Espèces d’espaces) : « On ne pense pas assez aux escaliers. Rien n’était plus beau dans les maisons anciennes que les escaliers. Rien n’est plus laid, plus froid, plus hostile, plus mesquin, dans les immeubles d’aujourd’hui. On devrait apprendre à vivre davantage dans les escaliers. Mais comment ? » Dans La Vie mode d’emploi (1978) de Perec, tout commence, au premier chapitre, dans l’escalier : « (…) Car tout ce qui se passe passe par l’escalier, tout ce qui arrive arrive par l’escalier, les lettres, les faire-part, les meubles que les déménageurs apportent ou emportent, le médecin appelé en urgence, le voyageur qui revient d’un long voyage. » Et Perec perçoit des « embryons de vie communautaire qui s’arrêtent toujours aux paliers ».

En 2000, dans un entretien avec Daniel Marchesseau, Sam Szafran évoque les variations hétérogènes des escaliers : « Naguère, le dessin général de la volute correspondait au déroulement formel de l’espace déformé comme avec un fish-eye, depuis un oculus imaginaire situé au plus haut ou au plus bas, en tout illogisme spatial. Pour renouveler ce thème, j’ai rompu avec ce langage anamorphique trop bien rodé, en préférant m’intéresser au point de détail qui mène à la composition générale. » Alors, les rampes deviennent des signatures, des lettres tordues. Les paliers sont des quadrilatères qu’ornent les tomettes. Les barreaux sont tantôt verticaux, tantôt inclinés et ils semblent parfois des rayons de roue. Les marches de l’escalier à vis sont perçues comme un éventail qui s’ouvre et se ferme. Tu vois les losanges et les trapèzes de certaines fenêtres vues en biais, les déplacements des ombres portées, les zigzags des moulures. Ce serait une théorie des figures de la géométrie hallucinée. Ces escaliers tournoient, se creusent, s’enfoncent comme des vrilles, ou ils s’élèvent, se perdent. Ils sont semblables au mouvement des coquillages et des galaxies ; ils sont des spirales. Ces escaliers évoquent la « géométrie elliptique » de Bernhardt Riemann (1826-1866), la « perspective curviligne » du graveur Albert Flocon (1909-1994), les anamorphoses cylindriques (étudiées par le grand historien d’art Jurgis Baltrusaitis)… Dans un cauchemar, Sam Szafran croit voir un escalier du vertige sous la lune : « Je me suis mis à bouger. J’étais obligé à m’identifier à une araignée qui monte et descend au bout de son fil, dans la cage de l’escalier, qui peut voir par-dessous et par-dessus. » Ces peintures des escaliers seraient peut-être des leçons de l’abîme et du vide.

Et aussi, Sam Szafran dessine les jungles des philodendrons, des aralias qui foisonnent, se développent, se mêlent, se tressent, s’enchevêtrent. La vie et la mort s’entrelacent. Voraces et puissantes, les plantes produiraient un bois dormant, une jungle des mythes et des contes. Devant les peintures de Szafran, Jean Clair (un des amis fidèles de l’artiste) cite La Métamorphose des plantes (1791) de Goethe qui note deux tendances jointes : la tendance verticale et la tendance spirale ; Szafran offre un rideau touffu de verdures diverses ; le végétal se révèle exubérant, inépuisable. Dans un coin de la jungle foisonnante, Lilette (l’épouse de Sam) est assise ; parfois, elle porte un kimono bleu ; parfois, elle porte un caftan en ikat ocre et jaune…

Dans un des entretiens de Szafran et d’Alain Veinstein en 2011, le peintre note : « Moi j’ai besoin de chaos. Et l’atelier est un chaos, en quelque sorte. Entre les strates de livres, les pastels qui traînent, l’empilement de choses et d’autres, j’ai besoin, pour sortir quelque chose, de partir du chaos. C’est dans ma nature. »

Gilbert Lascault

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