Vertige d’un dictionnaire

Article publié dans le n°1235 (11 avril 2021) de Quinzaines

DICTIONNAIRE ARAGON
Sous la direction de Nathalie Piégay et Josette Pintueles, avec la collaboration de Fernand Salzmann
Honoré Champion, « Dictionnaires et références » n° 51, 2019, 2 vol., 1 036 p., 130 €

Le Dictionnaire Aragon, paru chez Champion en 2019 sous la direction de Nathalie Piégay et Josette Pintueles, au terme d’un travail de titan réunissant 62 contributeurs, selon un concep...

Le Dictionnaire Aragon, paru chez Champion en 2019 sous la direction de Nathalie Piégay et Josette Pintueles, au terme d’un travail de titan réunissant 62 contributeurs, selon un concept déjà utilisé entre autres pour Apollinaire et Breton, rassemble 450 notices, de A comme « Acteur » à Z comme « Zola », se présente comme une entrée libre dans l’œuvre et la vie d’Aragon. Nécessairement achronologique, l’organisation du dictionnaire favorise les découvertes de feuilletage et de hasard. Que l’on ait une connaissance déjà approfondie de l’œuvre ou que l’on soit dans une démarche de curiosité et de rencontre, le dictionnaire – qu’il serait bon de commercialiser également en version numérique -- offre de nombreuses possibilités d’enrichissements, des pistes de recherche à développer, la confirmation de l’importance de certains enjeux et, selon son degré d’accointance avec la recherche, des surprises. Mêlant concepts, thématiques, œuvres et figures d’auteurs, ces deux volumes totalisant plus de mille pages de notices, malgré les inévitables oublis, nous font entrer confortablement dans le vertige de l’œuvre, et il n’est pas impossible d’imaginer Aragon jubilant de certains collages provoqués par la suite alphabétique : « Œuvres romanesques croisées », « Oralité », « Ouvriers ». De fait, par hasard ou par volonté, on redécouvre l’intérêt d’Aragon pour Colette, Musset, pour Marceline Desbordes-Valmore, on se souvient de l’enthousiasme du jeune dada pour Musidora ou Chaplin, on replonge dans Le Fou d’Elsa, dans Le Paysan de Paris, dans Anicet, dans Henri Matisse, roman. On se souvient d’une vie traversée par l’histoire, avec les notices « Grande Guerre », on retrouve la figure centrale mais oubliée de son métier de journaliste avec L’Humanité, Ce soir, Les Lettres françaises mais aussi, dans sa jeunesse, Paris-Journal ; on relit son rapport à l’Allemagne, à l’Espagne, à l’Italie, à l’Angleterre ; on redécouvre les hommes qui ont marqué sa vie, de Breton à Jean-Luc Godard en passant par Drieu la Rochelle et Malraux, les femmes qu’il a aimées, la femme qu’il a aimée, bien sûr, puisque de nombreuses notices font le lien avec Elsa Triolet, dans le prolongement des liens tissés par le couple avec leur postérité. À bien des égards, ce carrousel de fenêtres sur l’œuvre permet de nuancer des avis à l’emporte-pièce, sur la notion d’engagement par exemple, de documenter la période de la Résistance, finalement mal connue, et de s’attacher à des dimensions originales ou marginales : le rapport d’Aragon à Proust, par exemple, ou les liens silencieux entretenus avec les œuvres de Benjamin, de Sartre, de Beckett ou pour les siècles antérieurs, avec celles de Shakespeare, Byron, Diderot. Entre les articles apparaissent maints sujets de thèse, ce qui n’est pas un détail : constituer un dictionnaire sur un auteur, c’est aussi tenir compte des avancées de la recherche littéraire, qui permet par exemple de mettre en valeur les notions de dérive, de témoignage, de métalangage, de voix, autant de données qui indiquent une recherche vivante mais aussi des portes ouvertes à la pensée et aux recherches futures dont ce dictionnaire peut aussi être la matrice. Signalons quelques notices moins attendues et passionnantes comme « Portraits d’Aragon », « Pétrarque », « Philosophie », « Préfaces » ou encore « Syntaxe ». C’est un dédale mais c’est un plaisir, et l’on reconstitue à divers degrés la complexité et la fertilité d’une œuvre qui s’ouvre ici comme un palais gigantesque aux mille portes.

Luc Vigier

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