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Les fluctuations de l'honneur

Article publié dans le n°1060 (01 mai 2012) de Quinzaines

Kwame Anthony Appiah, professeur de philosophie à Princeton, est une sorte de Barack Obama de la vie universitaire aux États-Unis, par son origine africaine et américaine, et par sa brillante intelligence. L’idée de son livre est originale et féconde. Elle consiste à supposer que c’est la modification du sens de l’honneur qui a conduit à des progrès tels que l’interdiction ou plutôt l’abandon effectif de pratiques choquantes : le duel pour venger une offense entre hommes de qualité, l’obligation cruelle de bander les pieds des fillettes de la haute société en Chine pour les rendre séduisantes, et la traite des esclaves africains déportés dans les plantations des Amériques.
Kwame Anthony Appiah
Le code d'honneur. Comment adviennent les révolutions morales
Kwame Anthony Appiah, professeur de philosophie à Princeton, est une sorte de Barack Obama de la vie universitaire aux États-Unis, par son origine africaine et américaine, et par sa brillante intelligence. L’idée de son livre est originale et féconde. Elle consiste à supposer que c’est la modification du sens de l’honneur qui a conduit à des progrès tels que l’interdiction ou plutôt l’abandon effectif de pratiques choquantes : le duel pour venger une offense entre hommes de qualité, l’obligation cruelle de bander les pieds des fillettes de la haute société en Chine pour les rendre séduisantes, et la traite des esclaves africains déportés dans les plantations des Amériques.

À chaque fois, à l’aide d’une documentation fouillée, il date ces transformations : il raconte le duel entre le duc de Wellington et lord Winchilsea, en 1829, duel mené dans les règles mais qui fut vite jugé juvénile et même méprisable. Contre la coutume très ancienne du bandage des pieds des jeunes filles de l’aristocratie chinoise, qui remonte au XIIe ou au XIIIe siècle, l’intellectuel Kang Youwei envoya une requête au Palais impérial à Pékin en 1898. Et cette pratique si ancienne « commença à disparaître en Chine entre la révolte des Boxeurs de 1900 et la révolution de 1911 », donc très rapidement. Concernant la traite atlantique, aussi ancienne que la « découverte » des Amériques, et contre laquelle s’étaient élevés nombre d’intellectuels (depuis Montesquieu et William Wilberforce, ce dernier en 1823), « le Parlement du Royaume-Uni abolit le commerce des esclaves dans l’Empire britannique en 1807, imposa la fin de l’esclavage colonial en 1833 ». Appiah, qui semble ne pas porter les Français dans son cœur, ne mentionne pas l’abolition de l’esclavage par la Convention en 1794, suivie il est vrai par son rétablissement par Napoléon en 1802.

Rien de commun entre ces trois faits historiques, si ce n’est la « révolution morale » qui a conduit à chaque fois des sociétés entières à modifier leur comportement. La révolution morale et non la force des arguments, qui avaient été formulés depuis longtemps avec éloquence et rigueur, au nom de l’humanité, de la raison, de l’égalité des hommes. La thèse d’Appiah est que c’est une nouvelle forme d’honneur qui, dans chaque cas, a conduit à renoncer à l’ancienne. Le duel finit par être méprisé et considéré comme néfaste à partir du moment où il fut adopté par des « gens bas », et où l’honneur consista non plus à se venger d’une offense, mais à n’en pas commettre soi-même. Selon les mots du cardinal Newman (en 1852) : « On pourrait pratiquement donner cette définition du gentleman : il est un homme qui n’offense jamais personne. »

En Chine, ce serait la prise en considération de l’honneur du pays qui aurait fait basculer les mœurs. « Le souci de Kang Youwei pour la réputation de son peuple lui imposait de considérer les étrangers comme des gens dont le respect importait. » Parmi ces étrangers, les nombreux missionnaires chrétiens présents alors dans le pays. S’agissant de la traite atlantique, l’argument est plus surprenant, mais mérite considération. Surprenant, car on aurait envie de penser que ce sont des considérations d’utilité économique qui ont conduit à son abandon. Et Appiah cite l’ouvrage d’Eric Williams (futur chef marxiste du gouvernement de Trinité-et-Tobago indépendante), Capitalisme et esclavage (1944), qui affirme que « le sucre des Antilles produit par des esclaves s’avéra non rentable ». Mais d’autres historiens soutiennent au contraire que les intérêts économiques de la Grande-Bretagne poussaient en sens contraire et que, comme l’avait énoncé Disraëli avec son habituelle froideur, « le mouvement des classes moyennes en faveur de l’abolition de l’esclavage était vertueux, mais peu sage ». Appiah prétend que ce ne sont pas non plus les considérations morales, avancées par exemple par les Quakers, qui furent décisives, mais l’appel à l’honneur de la nation britannique, et de plus l’émergence dans la classe ouvrière (il s’appuie sur le livre magistral récemment réédité d’Edward P. Thompson, également marxiste, mais d’un marxisme plus subtil et mieux étayé, La Formation de la classe ouvrière anglaise) d’un sens de la dignité ouvrière, une dignité qui ne serait pas assujettie à la hiérarchie sociale. Et cela au moment même où l’Empire britannique s’étendait. L’Histoire est compliquée.

Le souci qui oriente ce livre apparaît au chapitre IV, « Les guerres contre les femmes ». Il concerne le temps présent : comment en finir avec les « meurtres d’honneur » visant les femmes qui, après avoir été violées par exemple, sont considérées comme déshonorées, et faisant rejaillir ce déshonneur sur leurs proches. Appiah pense au Pakistan, à l’Afghanistan, à l’Inde, aux Kurdes de Turquie (des faits de ce genre se produisent aussi en France) : un rapport des Nations unies estime en 2000 que « quelque cinq mille femmes sont assassinées chaque année par des parents proches » dans le monde ; mille deux cent soixante et une femmes furent tuées ainsi au Pakistan en 2003. Il pense aussi à la Sicile où de telles conceptions de l’honneur, fort répandues, furent illustrées et ridiculisées par le film Séduite et abandonnée de Pietro Germi (1964). Un article du Code pénal italien, l’article 544, reconnaissait le matrimonio riparatore, mariage avec le violeur qui « réparait » le tort causé par un viol, même sur une mineure, article qui fut abrogé en 1981. Racontant ces histoires atroces et réitérées, Appiah met quelque espoir dans la peur du déshonneur collectif jeté sur un pays qui tolère de telles pratiques, comme dans le rappel que le meurtre d’honneur est contraire à l’islam. Il ne méconnaît cependant pas que le Coran exige de façon exorbitante que la preuve du viol soit apportée par quatre témoins mâles. Mais après tout, fait-il observer, la loi mosaïque recommandait la lapidation pour le péché d’adultère, ce qu’aucune secte chrétienne ou juive importante ne requiert plus aujourd’hui.

Appiah s’en tient à sa thèse jusqu’au bout, parfois avec obstination : comme s’il voulait, par souci de symétrie, que des formes nouvelles d’honneur permettent d’en finir avec l’honneur le plus archaïque, citant la belle phrase d’un Pakistanais : « quel honneur y a-t-il à faire feu sur une femme désarmée ? ». Mais il ne peut s’empêcher de laisser place à la conception qui veut que ce soit, non l’honneur, mais la dignité (celle de la femme, non son prétendu « honneur » ou celui de sa famille, celle de l’homme) qui prime en dernier ressort. Faire le choix souvent difficile de la dignité, insiste-t-il pour réconcilier les deux termes, « c’est aussi, et non incidemment, vivre une vie d’honneur ».

Pierre Pachet

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