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La censure insidieuse

Article publié dans le n°1060 (01 mai 2012) de Quinzaines

Œuvre d’Alain Deneault, qui enseigne la sociologie à l’université du Québec à Montréal (UQAM), une réunion de textes qui se réclament de la « pensée critique », et se situent dans le sillage d’auteurs comme Georg Simmel ou Jacques Rancière.
Alain Deneault
Faire l'économie de la haine. Douze essais pour une pensée critique
Œuvre d’Alain Deneault, qui enseigne la sociologie à l’université du Québec à Montréal (UQAM), une réunion de textes qui se réclament de la « pensée critique », et se situent dans le sillage d’auteurs comme Georg Simmel ou Jacques Rancière.

Reposant « sur un effort qui est propre à son registre d’élaboration », la pensée critique s’oppose à l’idéologie. Celle-ci consiste en une certaine manière de mettre la pensée sur des rails : c’est la « pensée embarquée », pour emprunter à Isabelle Garo l’heureuse expression dont elle a fait le titre d’un de ses livres (1). L’idéologie, nous dit Deneault, suppose une perspective prédéterminée sur les choses, la banalisation d’une façon de voir et le « rabotage » de toutes les contradictions. De l’idéologie, ce « système de pensée dont la pertinence se trouve étalonnée sur un ordre déjà en vigueur », les hommes et femmes politiques de tous bords nous offrent tous les jours le consternant spectacle.

L’idéologie a pour autre nom l’autocensure, « une censure intégrée qui échappe éventuellement à toute volonté consciente », une censure insidieuse qui consiste moins en une privation de liberté qu’en l’adhésion intériorisée à une approche particulière et restrictive du réel.

C’est ainsi qu’on se fait peu à peu à la réalité d’une démocratie atrophiée. Pour l’auteur, la légitimité politique se fonde sur deux facultés que nous possédons tous en commun : penser et vouloir. Or les tenants du pouvoir – et l’autocensure fait de nous leurs complices – cherchent à réaliser le partage de ces facultés : pour eux, le monopole de la pensée, pour les autres l’exercice d’une volonté irréfléchie. Avec son cortège d’« experts », la gouvernance, terme qui traduit le remplacement de la politique par la seule gestion des affaires, « ne répond d’aucune histoire partagée ». La judiciarisation de tout achève de réduire les importuns au silence, le risque de poursuite (en une formule éloquente, l’auteur parle de « poursuites-bâillons ») étant l’une des causes de l’autocensure intégrée.

Mais il y a un certain silence – celui d’où pourrait jaillir une pensée – qui ne laisse pas d’inquiéter les tenants de l’idéologie dominante ; « on n’obtient jamais aussi bien le silence qu’en enjoignant activement au tapage ». C’est pour cette raison que le sport, qui se pratique dans le bruit des stades, est « un des rares espaces où le régime encourage la dissidence ». Les développements qu’Alain Deneault consacre à l’autocensure qui sévit dans la sphère sportive sont parmi les plus intéressants du livre. Il relève que sur le terrain du sport de masse sont célébrés des concepts, des logiques qui sont sujets à caution dans les autres secteurs où ils peuvent être utilisés : l’élimination du plus faible, le dépassement outrancier de soi, le nationalisme chauvin, ou encore la domination masculine.

Quand il s’agit de sport, curieusement, nous « oublions » le caractère pour le moins discutable de ces impératifs ou valeurs. L’idée que le spectacle du sport donne lieu à une mise à l’écart de la réalité rejoint le Juvénal des Satires (« Du pain et des jeux »), l’auteur en fait lui-même la remarque. D’autre part, dans le sport, « arène décalée de la discussion », le débat, la polémique reprennent de leur vigueur, et dans ces affaires dont on perd de vue le côté dérisoire les amateurs peuvent s’entretenir d’égal à égal avec les experts.

Selon Deneault, le rituel sportif esthétise les contraintes auxquelles est soumis le citoyen, et qu’il doit intérioriser. En outre, le spectacle du sport magnifie les composantes conflictuelles d’une société « pour les synthétiser facticement dans une représentation radieuse » (voir l’équipe de France de football « Black-Blanc-Beur » victorieuse de la Coupe du monde 1998). Le sport a enfin cette « vertu » de savoir « neutraliser la moindre velléité d’engagement collectif tout en adoptant des dehors égalitaires » : le sport n’est pas le lieu d’une délibération politique (qu’on songe au rôle de l’arbitre, notamment). Dans le sport, le gain de l’un requiert nécessairement la perte de l’autre ; « Que des masses se reconnaissent […] dans la triste logique de ces jeux fait moins du sport un modèle de démocratie qu’un symptôme de son contraire. »

Un autre chapitre, consacré à la représentation du sport, présente un nouvel exemple de censure insidieuse, « à ne pas traiter à la légère » selon l’auteur. En 2001, Paris défend sa candidature à l’organisation des Jeux olympiques de 2008. Une exposition à la Mairie de Paris (« Les Jeux font leur cinéma ») est dédiée à l’histoire de la télédiffusion des Jeux olympiques (source, de nos jours, de profits énormes). Or, l’une des salles de l’exposition célébrait le génie de la réalisatrice allemande Leni Riefenstahl, cinéaste officielle de Hitler et qui aurait lors des Jeux de Berlin de 1936 jeté les bases du reportage sportif moderne. Le retrait psychique collectif a été tel en cette occasion (le même selon l’auteur qui permit à nombre de contemporains du Reich d’ignorer ce qu’ils auraient pu admettre) que nous n’avons pas discerné la flagrante consubstantialité de l’esthétique en question – une esthétique qui rejette les corps imparfaits – au nazisme lui-même.

Un chapitre important se rapporte à ce que l’auteur appelle le « génocide involontaire ». Il vise ici une négligence industrielle telle qu’elle a pu entraîner l’extinction de communautés humaines. C’est ce qui s’est passé selon lui en Équateur avec les ravages provoqués par une société pétrolière, et au Mali à cause d’exploitations minières. Ici encore, la censure et le déni sont à l’œuvre, et à l’origine cette fois de véritables catastrophes humanitaires. En Équateur, la société en cause s’est autorisé toutes les dénégations possibles pour que la réalisation de son projet ne soit pas entravée : estimations frauduleuses, mépris des consultations publiques, etc.

Cette partie de l’ouvrage appelle plusieurs réserves. L’auteur souligne que la planification caractéristique du génocide habituellement entendu se rencontre également dans ce cas, mais comme il ne s’agit pas ici d’une planification délibérément meurtrière, son parallèle n’est pas valide. D’autre part, est-il possible de parler de génocide « involontaire » (expression née artificiellement de l’imitation de la qualification pénale bien connue d’« homicide involontaire ») tout en dénonçant une véritable extermination ? Peut-être, si l’on retient comme définition d’« exterminer » faire périr, et non seulement massacrer, mais on risque alors de jouer sur les mots en une matière ou plus qu’ailleurs il vaut mieux s’en dispenser. Enfin, l’auteur, tout en concédant qu’il n’a pas de preuve, avance des allégations gravissimes lorsqu’il pense pouvoir expliquer ces comportements criminels par une discrimination radicale à l’encontre des populations considérées, des populations qui ne « mériteraient » pas qu’on fasse preuve à leur égard de la prudence la plus élémentaire.

« Faire l’économie de la haine », c’est permettre que la haine s’exerce sans qu’il y paraisse, c’est, dans quantité de domaines, obtenir un résultat sans avoir à se reprocher de l’avoir produit soi-même. Mais, selon Deneault, la haine n’est pas seule concernée ; dans nos sociétés « pan-numéraires », nous tendons – c’est l’objectif de l’économie par capitalisation – à faire l’économie de tout : « l’argent permet à l’esprit de se cantonner à une raison pure, petite, qui évalue au gré de ses calculs, indépendamment de toute expérience ».

« Faire l’économie de », cela signifie ne plus reconnaître aucune résistance. Tel est le fil directeur de ces essais d’une salutaire radicalité.

1. Isabelle Garo, L’Idéologie ou la pensée embarquée, La Fabrique, 2009.

Thierry Laisney

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