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"Les souffrances se lavent dans la mémoire"

Article publié dans le n°1024 (16 oct. 2010) de Quinzaines

 « Purge : débarrasser de ce qui altère, purifier. » C’est en gros ainsi que le dictionnaire définit ce nom, titre de l’un des romans les plus forts de cette rentrée. Un texte violent, tourmenté, aussi complexe que l’Histoire, dans des lieux que la guerre et les occupations ont travaillés.
 « Purge : débarrasser de ce qui altère, purifier. » C’est en gros ainsi que le dictionnaire définit ce nom, titre de l’un des romans les plus forts de cette rentrée. Un texte violent, tourmenté, aussi complexe que l’Histoire, dans des lieux que la guerre et les occupations ont travaillés.

Complexe, le roman de Sofi Oksanen l’est à bien des égards, et rend tout compte-rendu délicat. Difficile en effet de trop en dire sur l’intrigue qui lie Zofia, une jeune femme née à Vladivostok et âgée d’une vingtaine d’années, et Aliide, qui a bien soixante-dix ans. Au moment où l’intrigue débute, en 1992, la jeune femme qu’Aliide découvre devant la porte de sa ferme, est une boule sale, presque informe, un bloc de peur qui cherche une cachette. La fermière subit quand à elle les menaces ou agressions de voisins qui la considèrent comme une Russe, ou peu s’en faut. L’Estonie est depuis peu indépendante, comme ses voisines lettone et lituanienne, les deux autres États baltes. Tout ce qui est lié à l’ex-occupant et puissant voisin est détesté, voire pourchassé.

Les deux femmes font connaissance, l’hôte aide sa jeune invitée à se débarrasser de ce qui semble la hanter : la peur de voir apparaître dans ce coin perdu, Pacha et Lavrenti, deux mafieux russes qui la traquent, irrités d’avoir perdu l’une de leurs esclaves, et de leurs sources de revenus. Ils sont les purs produits d’un monde en décomposition, dans lequel l’argent facile est devenu la norme. Appâtée par Oksanka, sa meilleure amie soudain fortunée, Zofia a quitté Vladivostok pour Berlin, persuadée de pouvoir honnêtement gagner l’argent qui lui permettrait de faire des études de médecine, dont elle rêve depuis l’enfance. Rien ne s’est passé comme elle le souhaitait et elle a été enfermée dans un appartement de la capitale allemande, servant d’objet sexuel à tous les clients qui le souhaitaient. À chaque tentative pour échapper à son sort, elle était battue et humiliée par ses ravisseurs. C’est au moins un point qu’elle a en commun avec Aliide. Dans les premiers temps de l’occupation soviétique, sous Staline, celle qui était alors une jeune femme a connu les cellules, les interrogatoires, la violence. Cette blessure profonde les unit, et donne au roman sa première dimension : Purge raconte l’histoire de deux victimes, de deux êtres faibles soumis à plus forts qu’elles.

Les passages montrant Zofia dans sa geôle berlinoise sont effrayants. On les sent appuyés sur une documentation ou des témoignages et il est impossible de les lire comme de la fiction ; ils donnent la chair de poule. L’écriture de Sofi Oksanen n’est pas rien dans le malaise qui étreint le lecteur tout au long du roman. Elle est à la fois factuelle, documentaire, fluide, méticuleuse, précise dans le moindre détail, à travers des images, des motifs répétés qui créent l’atmosphère à la fois glaçante et irréelle. Sofi Oksanen écrit au plus près du corps, de la sensation. C’est le cas lorsque Zofia est humiliée ou violentée, mais aussi dans les autres situations que ces femmes vivent. Un usage cinématographique des points de vue donne à voir à travers leur regard, traduisant les sentiments. La sensualité n’est pourtant jamais absente de ces pages ; les perceptions les plus belles unissent les personnages, par exemple lorsque Zara peut enfin sortir devant la ferme d’Aliide : « L’herbe qui chatouillait le pied de Zara était la caresse de sa grand-mère, le vent dans les pommiers était le chuchotement de sa grand-mère, et Zara avait l’impression de regarder les étoiles par les yeux de sa grand-mère, et quand elle rebaissa le visage, il lui sembla que le jeune corps de sa grand-mère se tenait à l’intérieur du sien, en quête d’une histoire qu’on ne lui avait pas racontée. »

Mais quelle histoire raconte-t-on en Estonie ? Celle des femmes qui portent plusieurs pantalons pour retarder le pire ? Des « sourires en or », produit de l’or confisqué aux déportés estoniens en Sibérie ? Des sacs de ciment envoyés d’Estonie en Union soviétique en avril 86 lors de l’explosion de Tchernobyl ? La grande Histoire, celle de l’oppression subie par les petits peuples baltes traverse ce roman à travers ces détails si précis qui constellent le roman, lui donnent sa densité et sa dimension tragique. Le mal est partout, nul n’est épargné et tous les protagonistes, ou presque, fréquentent la zone grise. On se croise dans les rues, notamment quand les déportés rentrent de Sibérie, au moment du dégel khroutchévien, mais on ne se regarde pas dans les yeux.

Ce qui se dégrade, pourrit traduit le malaise. Ainsi de la nourriture, qui occupe une place de choix. Parmi les motifs récurrents, celui des mouches apparaît dès la première page. L’insecte est à la fois celui par qui on voit et l’emblème d’un monde qu’il faut nettoyer de toutes ses impuretés, sans qu’on soit vraiment sûr, d’ailleurs d’y parvenir. Aliide passe une partie de son temps à mettre en bocaux ce qu’elle récolte autour de chez elle, elle conserve, fait mariner. C’est la garantie de sa survie, dans un environnement hostile, c’est aussi une façon de travailler avec ou contre le temps qui détruit. Et ces conserves peuvent être perçues comme une vaste métaphore de ces temps de purge. Le passé est là, toujours prêt à revenir. Ainsi, Aliide est-elle sensible à l’estonien dans lequel s’exprime sa jeune invitée : « ses phrases rigides sortaient d’un monde de papiers jaunis et d’albums mités remplis de photos ». Les objets occupent une fonction essentielle et sont autant d’indices à collecter.

La façon dont le temps est organisé n’est pas anodine. On saute de période en période. Tout commence en 1992, sur le plan de l’intrigue, dans la construction du suspens, mais des retours en arrière permettent de comprendre qui est qui, comment il en est arrivé là, et bien sûr ce qui lie réellement les deux femmes.

Hans, l’homme que n’a cessé d’aimer Aliide, compromis à l’époque de l’occupation allemande est au cœur de la relation. Face à son rival, Martin, qui a choisi le camp russe. Martin a épousé Aliide, a fortement contribué à éloigner la femme qui séparait Aliide de Hans. L’un est donné pour mort, et devient victime de l’amour qu’éprouve Aliide pour lui : elle le séquestre, feignant de le protéger ; l’autre, qui « pue le Russe » aux nez et yeux des Estoniens incarne l’utopie stalinienne, à la fois rêveuse et brutale. D’un lieu et d’une époque à l’autre, on assemble les pièces, on saisit les ressorts, parfois indignes, souvent si humains, qui conduisent à la trahison, au mensonge ou à la délation puisque c’est tout cela qui forme la matière des comportements et qui donne sa vraie dimension à Aliide. Une série de fiches de police, donnés comme documents authentiques offrent, à la fin, la clé du roman, un éclairage rétrospectif, comme on en avait un dans Sablier, de Danilo Kiš.

Purge est écrit par une jeune femme née en Finlande, d’une mère estonienne. Son roman connaît un succès mondial. On pourrait croire à un malentendu, à de la facilité, il n’en est rien. Purge touche par son universalité. Toute occupation, toute guerre civile, déclarée ou pas, génère de telles histoires. Des humains choisissent un camp, on croit y voir un motif idéologique, une croyance, des intérêts supérieurs, quand souvent ils agissent pour des raisons très banales, par jalousie, désir de se débarrasser d’un proche. Cela se passe dans les ex-pays du bloc soviétique, cela s’est passé dans l’Espagne franquiste, dans la France de 44 quand on tondait des femmes, en Argentine et dans les autres dictatures, cela se passe partout et tous les procès que nous tentons de dresser après coup ne parviennent pas à rétablir la justice. Seul le roman peut rendre justice aux individus.

Norbert Czarny