Livre du même auteur

Livres maudits, livres proscrits

Philosophe de formation, chercheur explorant les dessous des cartes des savoirs, les territoires en marge, qu’ils soient de l’histoire, de la politique ou de la philosophie, auteur de livres remarqués, Hitler et la franc-maçonnerie, La Religion d’Hitler, Les Illuminati, tous trois publiés aux éditions Racine, Hildegarde de Bingen : La langue inconnue (éd. Alphée), Les Templiers : Chevaliers du Christ ou hérétiques ? (Tallandier), Arnaud de La Croix nous offre dans Treize livres maudits de pénétrantes réflexions sur les livres mis à l’index, brûlés, censurés, qui ont néanmoins survécu à leur mise à mort. Descendons dans ces livres au parfum sulfureux qui ont été proscrits de l’immense bibliothèque du monde.
Arnaud De La Croix
Treize livres maudits
(Racine)
Philosophe de formation, chercheur explorant les dessous des cartes des savoirs, les territoires en marge, qu’ils soient de l’histoire, de la politique ou de la philosophie, auteur de livres remarqués, Hitler et la franc-maçonnerie, La Religion d’Hitler, Les Illuminati, tous trois publiés aux éditions Racine, Hildegarde de Bingen : La langue inconnue (éd. Alphée), Les Templiers : Chevaliers du Christ ou hérétiques ? (Tallandier), Arnaud de La Croix nous offre dans Treize livres maudits de pénétrantes réflexions sur les livres mis à l’index, brûlés, censurés, qui ont néanmoins survécu à leur mise à mort. Descendons dans ces livres au parfum sulfureux qui ont été proscrits de l’immense bibliothèque du monde.

À l’issue du concile de Trente (1563), à l’instigation de l’Inquisition, la congrégation de l’Index instituée par l’Église catholique répertoria jusqu’au milieu du XXe siècle les ouvrages devant être prohibés pour hérésie, subversion religieuse, politique, grivoiserie, licence érotique. Les treize livres maudits sélectionnés par Arnaud de La Croix ont fait l’objet d’excommunications pour des raisons variées. Empêchant le pouvoir de « régner en rond », ces treize livres dérangèrent tantôt les dogmes religieux, tantôt les piliers d’un rationalisme rigide, crispé sur l’intolérance. D’une part, plusieurs d’entre eux furent mis au ban par l’Église chrétienne, le judaïsme ou l’islam en raison de leur contenu hérétique : leur matérialisme, leur athéisme, leurs doutes, leur non-respect de la doctrine de la double vérité – de la foi et de la raison, la seconde empiétant sur la première. D’autre part, les mêmes ouvrages parfois furent rejetés par les adversaires de l’Église, par une pensée des Lumières qui les soupçonna d’irrationalisme, de superstition, de magie, d’ésotérisme. Leur vérité dérange autant l’orthodoxie religieuse et la foi que le tribunal de la raison. On les accusa tantôt d’introduire les germes de l’athéisme, tantôt de jouxter le paranormal, l’ésotérisme, la sorcellerie. On les qualifia de livres non orthodoxes, apocryphes ou de livres apostats, mécréants, magiques, détenteurs d’un enseignement secret réservé aux initiés. L’étiquette apposée sur ces indésirables brille du nom de « danger ». Redoutés pour leurs thèses, ils firent l’objet de condamnations à l’oubli, de rejets, de chasses à mort. 

Suivant une présentation chronologique, Arnaud de La Croix aborde les thèses, la trajectoire mouvementée, les redécouvertes miraculeuses du Livre d’Hénoch, de L’Évangile selon Judas, du Livre de l’émeraude, du Livre des deux principes, testament des cathares, du Livre de l’ange Raziel, un recueil de textes kabbalistiques, du Traité des trois imposteurs (Moïse, Jésus et Mahomet), livre qui n’a jamais existé, du Grand Albert, grimoire des sorciers, du codex Voynich, des Centuries de Nostradamus, du Fama fraternitatis, manifeste des Rose-Croix, du Livre muet, manuel alchimique, du Livre de la Loi d’Aleister Crowley dit la Bête 666, du Necronomicon, livre fictif dans l’univers de Lovecraft.

Cloué au pilori par les juifs et les chrétiens, le Livre d’Hénoch est un apocryphe composé entre le IIIe et le Ier siècle avant Jésus-Christ par Hénoch, l’arrière-grand-père de Noé. Réactivé par John Dee et son médium Edward Kelley au XVIe siècle, ressuscité ensuite par la société secrète de la Golden Dawn (« aube dorée »), fondée en 1887, qui compta parmi ses membres le poète Yeats et le mage Aleisteir Crowley, cet ouvrage fut écarté des livres canoniques au concile de Laodicée (vers 364). Attribué à Hénoch, ce recueil de visions reçues par celui-ci transmet à des initiés les secrets célestes, les noms des anges déchus (secrets que l’Église interdit de divulguer). Trouvé à la fin du XVIIIe siècle sous la forme de trois copies manuscrites en langue ge’ez d’Éthiopie, traduit en anglais en 1821, il fut découvert sous sa forme originale en araméen en 1947 parmi les manuscrits de la mer Morte conservés dans les grottes de Qumrân. Mais, avant sa redécouverte, il a circulé dans certaines sphères et inspira sans doute John Dee, un mathématicien, astronome du XVIe siècle, astrologue de la reine Élisabeth Ière. Transcrite dans un alphabet inconnu, la langue énochienne dictée par les anges, par l’ange Uriel à John Dee, est censée composer la première langue originelle, angélique, qui fut transmise à Adam avant d’être perdue. Trois siècles plus tard, un groupe de maîtres francs-maçons adeptes de la magie baptisa cette langue et cet alphabet inconnus d’écriture « énochienne », une écriture occulte que celui qu’on présenta comme un sataniste libertin, grand maître de messes noires, Aleisteir Crowley, remit à l’honneur. 

La raison de la diabolisation du Livre d’Hénoch viendrait de son interprétation de la punition des hommes par Dieu, une interprétation en rupture avec celle de l’Ancien Testament : le châtiment divin éclate non parce que les hommes ont péché mais parce que des anges ont couché avec des mortelles. Arnaud de La Croix montre qu’il n’y a pas d’ouvrage apocryphe, maudit, en soi. Les apocryphes ne sont pas rejetés, marginalisés ab initio : tout dépend de l’issue du conflit entre des courants rivaux. Si les gnostiques, les cathares avaient été vainqueurs, leurs livres seraient tenus pour orthodoxes et les livres décrétés canoniques seraient diabolisés. 

Au fil des siècles, l’Église, les dogmes des religions monothéistes, se sont méfiés des expériences mystiques, des exaltés de la foi. Asseoir celle-ci passe par le repérage de ses contrefaçons, de ses usurpateurs. Ce qui signifie que l’homme peut être trompé, dupé, que des esprits démoniaques peuvent le posséder en se faisant passer pour des esprits angéliques. Comme le Malin Génie de Descartes, le Malin peut ruser, nous abuser. De tout temps, l’Église s’est méfiée de ses saintes un peu folles, de ses grands mystiques, de leur péché d’orgueil, de leurs illuminations, de leurs extases trop incontrôlables, trop proches du paranormal. Songeons à sainte Thérèse d’Avila, à Catherine de Sienne et aux autres saintes étudiées par Cioran, qui dénonce chez ces folles de Dieu bafouant leur corps une horreur de la vie. Dans une veine nietzschéenne, Cioran démontera le mécanisme de mortification de la vie, de la chair, de haine de l’ici-bas qui anime martyrs, anachorètes et saints. 

Abordant L’Évangile de Judas, Arnaud de la Croix écrit : « Une question difficile se pose à certains chrétiens : si, pour racheter l’humanité, il fallait que le sauveur, le Messie aux yeux du christianisme, soit crucifié, alors le traître Judas ne serait-il au fond qu’un instrument, un outil indispensable à la réalisation de la volonté de Dieu et du destin de son Fils ? Autrement dit : comment Dieu, qui sait tout, qui est tout-puissant et a donc ourdi ce plan, peut-Il avoir condamné à mort l’homme nommé Judas, sans lequel les Écritures ne se seraient pas accomplies ? » Datant du IIe siècle, découvert vers 1978 en Égypte, publié en 2006, L’Évangile de Judas, évangile apocryphe, se pose précisément cette question que l’on retrouve également dans la gnose.

Les débuts du christianisme furent marqués par de vifs conflits entre tendances rivales au nombre desquelles figure la gnose. Le mouvement apostolique allait se retrouver vainqueur après avoir mis à bas le courant gnostique qui s’était progressivement rapproché de l’hermétisme. Là où l’Église officielle s’affirmait dépositaire d’une tradition recueillie auprès des apôtres du Christ, les gnostiques chrétiens défendaient une connaissance immédiate, de l’ordre d’une illumination réservée aux initiés. À travers les luttes entre une Église officielle en gestation et des courants peu à peu désignés comme hérétiques, ce n’est rien d’autre que l’imposition d’une vision du monde qui est en jeu. Au cours des premiers siècles après J.-C., avant de se doter d’un appareillage spirituel relayé par le temporel – l’Inquisition –, la religion chrétienne martèle ce qu’on nous assène aujourd’hui : TINA, « There is no alternative ». Étrangère à celle des évangiles canoniques, la cosmologie élaborée par L’Évangile selon Judas recoupe celle des gnostiques : en lieu et place d’un Dieu transcendant comme c’est le cas dans les religions juive, chrétienne et musulmane, le monde est le fruit d’un démiurge malfaisant, la proie d’une division tragique entre deux principes : la part spirituelle produite par le Dieu transcendant et la part matérielle créée par le mauvais démiurge. Comme l’analyse Arnaud de La Croix, la position gnostique d’une rédemption de la matière mauvaise par l’esprit n’est pas sans évoquer le platonisme et le néoplatonisme, la délivrance par la sortie de la caverne, la dépréciation du corps, de la matière, du temps au profit de l’âme, de l’immatériel, de l’éternité, dépréciation en laquelle Nietzsche verra la première manifestation d’une haine de la vie, d’un refus de l’ici-bas au bénéfice de l’au-delà, qui allait marquer de son empreinte nihiliste la métaphysique occidentale.        

On pourrait évoquer le phénomène physique de percolation pour donner toute l’ampleur de la subsistance des mouvements spirituels mis à l’écart. Arnaud de La Croix montre combien les savoirs marginalisés se perpétuent, se transmettent de façon souterraine, samizdat avant la lettre, sortes de nappes virtuelles dirait Deleuze, qui, comme la taupe, se ravivent, se renforcent dans l’ombre. C’est ainsi que, dans l’histoire des idées (des pensées mineures, refoulées), le dualisme gnostique du Bien et du Mal, d’un esprit pur et d’une matière déchue, transitera dans le courant cathare dont Arnaud de La Croix questionne le livre de référence, Le Livre des deux principes. La lutte sans merci que mène une Église engoncée dans l’opulence contre le mouvement déclaré hérétique des cathares a pour lame de fond deux visions incompatibles du monde : l’exercice d’une puissance écrasante opprimant les peuples, les maintenant dans la misère et l’ignorance et les divers mouvements dissidents se préoccupant des humbles, mêlant eschatologie et révolte en faveur des pauvres, dans un retour à l’enseignement du Christ. Dans ces rapports de domination, aucune issue n’est prévisible. 

Même si les forces en présence se sont déplacées, notre contemporanéité montre le rôle de rapports de force entre l’hégémonie d’un néolibéralisme déchaîné et les lignes de fuite de mouvements politiques, sociaux, conceptuels, qui proposent un autre monde, d’autres manières de penser, de sentir, d’exister avec les non-humains, entre une pensée s’affirmant rationnelle et une pensée sauvage, magique au sens de Lévi-Strauss. Au fil d’une histoire des possibles, d’une réflexion sur les futurs non advenus (« Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court… ») dont Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou[1] explorent les pistes avec brio dans un ouvrage récent, on perçoit que l’effervescence des faits, les petites différences initiales, la concomitance complexe des facteurs et les brumes des balbutiements posent un jeu où l’aléatoire, l’imprévisible, le contingent se taillent une place non négligeable. Loin d’être un exercice extravagant et vain, le raisonnement hypothétique, le comparatisme spéculatif dévoilent combien le monde est borgésien dans son engrangement de contrefactualités, combien, à deux ou trois « si » près, les cathares, l’hermétisme, les Rose-Croix ou les sectes gnostiques auraient pu l’emporter. 

On pourrait dire qu’il n’y a pas tant des sciences occultes que des savoirs occultés, pourchassés, rejetés par les dogmes officiels (du religieux ou de l’épistémê), qu’il n’y a pas d’occulte en soi, mais la production d’une marge maudite par les instances du pouvoir (double instance du spirituel et du temporel, de l’ordre régulier et de l’ordre séculier, de l’Église et de l’épistémê en vigueur, à savoir la doxa de la science officielle). Afin de conforter leurs modes de penser et de vivre, de se doter d’une légitimité exclusive, les sociétés engendrent une part maudite (fous, délinquants, savoirs méprisés, illicites) qui leur permet de se perpétuer par l’étouffement de tout ce qui contredit leurs principes. La seule question à se poser s’énonce dans ces termes : de quoi le pouvoir religieux et le pouvoir scientifique ont-ils peur en déclarant démoniaques, suppôts de Satan, fatras d’élucubrations, des ouvrages comme Le Grand Albert, un grimoire secret des sorciers, ou Le Livre muet, un manuel d’alchimie ? Comme se le sont demandé Bernadette Bensaude-Vincent et Isabelle Stengers dans Histoire de la chimie (La Découverte), en quoi, pourquoi, la chimie a-t-elle dû se construire comme science sérieuse en refoulant l’alchimie dans l’ordre des croyances magiques ou préscientifiques ? Pourquoi la chimie – la science en général – a-t-elle dû véhiculer un récit positiviste de ses origines ? 

De subtils développements jalonnent les pages consacrées aux Centuries de Nostradamus, au Necronomicon (qui influencera l’artiste Hans Ruedi Giger, lequel en donnera des illustrations hallucinantes), au Livre de la Loi. Membre de la Golden Dawn, de l’Ordo Templi Orientis, Crowley fonda l’ordre magique de l’Astrum Argentum. Idole de la pop culture, de la contre-culture, référence de David Bowie, Ozzy Osbourne, Led Zeppelin[2], des Beatles, de Marilyn Manson, il eut la révélation du Livre de la Loi qui lui fut dicté en Égypte et développa un système philosophico-mystique basé sur l’occultisme et la magie, qu’il appela « Thelema » (en référence à l’abbaye de Thélème de Rabelais dont la devise était : « Fais ce que voudras »). Un chapitre est consacré au livre le plus énigmatique de tous les temps, rédigé dans une langue mystérieuse, le code Voynich. Écrit dans une langue et un alphabet inconnus, cet ouvrage qui semble relever du traité initiatique, de l’herbier, d’un codex brassant pharmacopées des plus folles, cosmologie, astronomie, biologie des plus étonnantes, est-il une des ultimes énigmes sur lesquelles, depuis les années soixante-dix, les cryptanalystes, les briseurs de code, les linguistes se sont cassé les dents ? Ou n’est-il qu’un canular, une imposture, comme l’a conclu le professeur Gordon Rugg en 2004 ? Entre autres candidats, ce code Voynich (du nom du marchand qui l’acquit en 1912) fut longtemps attribué à Roger Bacon. Mais, au regard des données de datation du parchemin fournies par le carbone 14 (début du XVe siècle), l’hypothèse Roger Bacon (1214-1292) est invalidée. Un abîme de questionnements s’ouvre pour tous ceux qui interrogent origine des alphabets et langages artificiels. 

On attend impatiemment un deuxième volume retraçant la trajectoire d’autres livres maudits, de livres jugés toxiques, qui n’auraient jamais dû voir le jour, de livres-poisons (leur liste variant en fonction des époques, des sociétés, du régime de penser qui préside à leur mise à l’écart). Il est en effet de nombreuses familles de livres maudits. Pour les treize ouvrages qu’il a retenus, Arnaud de La Croix a privilégié des livres rejetés par les religions monothéistes, diabolisés par l’Église, discrédités par les Lumières naissantes. Mais il y a aussi le clan des livres nocifs mis au ban de la circulation des savoirs (ou publiés avec apparat critique) par les démocraties, Mein Kampf, Les Protocoles des Sages de Sion, les livres mis à l’index sous le totalitarisme stalinien, les autodafés de livres « dégénérés », « enjuivés », sous les nazis. Ou encore La Bible satanique d’Anton LaVey, fondateur de l’Église de Satan, les livres impossibles de Borges, le livre de tous les livres, le Livre mallarméen, le Livre Brûlé de Rabbi Nahman de Bratslav, le Codex Seraphinianus (création par Luigi Serafini à la fin des années soixante-dix d’un alphabet toujours indéchiffré). 

L’essai d’Arnaud de la Croix possède cette force souterraine qu’il repère dans les livres mis à l’index : il nous invite à suspendre la sphère d’un tribunal de la raison séparant les savoirs estampillés « pure science » et les savoirs relégués dans le paranormal. Il nous incite par là à réhabiliter ces pans de savoir incriminés, méprisés. Dans le sillage de Foucault, d’Isabelle Stengers, de Bruno Latour, il nous rappelle combien la construction d’un partage entre les savoirs relève d’un jeu de pouvoirs, combien, de l’alchimie à la chimie, bien des connexions, des transmissions, se sont opérées. Le discrédit dans lequel une société décide de tenir la magie, l’hypnose, l’occultisme, les savoirs des sorcières, des citoyens non experts, procède d’une entreprise politique : bâillonner, évincer ceux qui dérangent. Un des moyens auquel les pouvoirs recourent a pour nom le mythe d’une science objective, universelle, disant le vrai du réel, devant laquelle on doit s’incliner, ce mythe qu’Isabelle Stengers, Bruno Latour, et l’astrophysicien et philosophe Aurélien Barrau dans un récent et puissant essai[3], ont déconstruit.

 

[1] Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles : Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Seuil, 2016.

[2] Jimmy Page a acheté puis revendu le manoir de Boleskine House ayant appartenu à Crowley.

[3] Aurélien Barrau, De la vérité dans les sciences, Dunod, 2016.

Véronique Bergen