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Louis-Ferdinand Céline, un auteur durablement controversé

Article publié dans le n°1041 (01 juil. 2011) de Quinzaines

 On a confié les clés du siècle à deux écrivains antinomiques, Proust et Céline. Ce qui ressemble à un cliché n’en est pas un. Chacun, avec son style, dans la démesure, dans l’excès, a traduit l’époque et ses secousses. Pour Marcel Proust, elles sont plutôt intérieures, et leur évocation transforme la perception que nous avons de l’être. Pour Louis-Ferdinand Céline, les secousses sont d’abord celles du monde. Et c’est l’histoire de cet homme dans un monde furieux que raconte Henri Godard.
Céline
Lettres à la NRF. Choix 1931-1961 (Gallimard (Folio))
David Alliot
D'un Céline à l'autre (Robert Laffont (Bouquins))
Henri Godard
 On a confié les clés du siècle à deux écrivains antinomiques, Proust et Céline. Ce qui ressemble à un cliché n’en est pas un. Chacun, avec son style, dans la démesure, dans l’excès, a traduit l’époque et ses secousses. Pour Marcel Proust, elles sont plutôt intérieures, et leur évocation transforme la perception que nous avons de l’être. Pour Louis-Ferdinand Céline, les secousses sont d’abord celles du monde. Et c’est l’histoire de cet homme dans un monde furieux que raconte Henri Godard.

Les secousses, donc, pour commencer. Trois sont significatives et elles scandent l’existence de celui qui se dit « né tout petit dans une ambiance de cauchemar et de misère ». La lettre qui rapporte ce propos date de 1935. Les premières années du fils Destouches sont mesquines, étriquées. Ses parents sont des petits-bourgeois qui craignent plus que tout le déclassement. Ils le couvent, l’imprègnent de leurs idées et le garçon, obéissant, ne prend pas beaucoup de distance. Il entend sans trop les écouter encore, les paroles de son père, teintées de l’antisémitisme « Belle Époque », ce temps qu’il démolira comme il convient dans des textes d’adulte. Céline naît au début de l’Affaire Dreyfus et la haine des Juifs s’exprime alors avec une aisance difficilement imaginable. Céline n’ira pas au lycée et ne cessera d’en dire sa détestation par la suite : c’est le lieu du français écrit, de la langue savante dénuée d’émotion, et pour lui qui n’aime pas certains de nos classiques, hormis Villon qui l’est bien peu, ou Rabelais, l’endroit où ces écrivains trônent. Le jeune homme fait ses apprentissages dans Paris et à Nice, découvre la vie des employés qui usent leurs semelles sur le pavé. Son amour de la capitale date de là. Il fait des rencontres décisives, comme celle de Marquis, modèle de Courtial des Pereires dans Mort à crédit. Toute sa vie durant il aura ainsi des initiateurs, ou des correspondants, comme Élie Faure, qui auraient pu l’aider, lui donner une meilleure image de l’humanité. Ça n’aurait pas été inutile.

Arrive la première secousse : 1914. Il est bientôt blessé et souffrira toute sa vie de la maladie de Ménière, d’une névrite, et de migraines qui l’épuiseront autant que le travail de forçat auquel il se livre sur ses manuscrits. Céline a surtout vu, très vite, de quoi il retournait, comme il le résume dans un manuscrit du Voyage : « J’ai en moi mille pages de cauchemars en réserve, celui de la guerre tient naturellement la tête. Des semaines de 14 sous les averses visqueuses, dans cette boue atroce et ce sang et cette merde et cette connerie des hommes, je ne m’en remettrai pas […]. Tout est là. »

Il ne se remet de rien, jamais. Ainsi écrit-il dans les années trente : « Je défie le malheur, je le cherche et je l’asticote. Et le malheur, vous le savez bien, il finit par se rendre et il arrive… c’est pervers, c’est masochiste… je cherche ma propre angoisse. Parce que tout au fond je ne suis qu’un couard, j’ai toujours peur, mais je suis tiré vers mon angoisse, l’instinct de mort. » Il ne connaît qu’un éphémère moment de bonheur en Afrique, dont on retrouve mal la trace dans son premier roman. La rencontre avec Elizabeth Craig est un autre moment heureux ; la jeune Américaine est peut-être le seul véritable amour de Céline. Le sentiment occupe peu de place dans son existence. À ses correspondants masculins, il parle crûment, aux femmes, il donne des conseils. Heureusement, il y a la danse, et les danseuses « cosmiques fantaisistes », « clowns musculaires ». Les lettres sur lesquelles Henri Godard s’appuie souvent pour construire cette biographie sont le pendant des romans et des pamphlets dans l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline. Elles jouent divers rôles : atelier de l’écriture et mise à l’épreuve du style, réflexions généralisantes comme il les aime trop depuis la jeunesse, nid d’injures, de polémiques et autres rages envers ses détracteurs et adversaires.

Des adversaires, il s’en fera beaucoup à partir de 1936, l’année de la haine, si on pouvait la qualifier à la façon orwellienne. Si Le Voyage au bout de la nuit a connu un immense succès critique et public, Mort à crédit a reçu un accueil plus tiède, voire indifférent ou hostile. En cette même année, Céline fait un voyage en URSS. On y a longtemps vu l’un de ces périples d’écrivains sympathisant avec le système en place ; il s’agissait surtout d’utiliser les roubles perçus en droits d’auteur. Il n’est dupe de rien, ne croit aucun des mensonges qu’on veut lui faire avaler. Il rentre et écrit Mea culpa, son premier pamphlet. Au même moment, en France, Blum accède au pouvoir. Les vieux relents antisémites remontent et à partir de là, selon la formule de Godard, « les vannes sont ouvertes ». Ce sera quelques années durant un déferlement d’épithètes furieuses. « Je suis en guerre contre tous » écrit Céline à l’époque de Bagatelles pour un massacre. Le biographe, qui connaît tout Céline – de la moindre lettre au dernier manuscrit – met bien en relief ce qui manque à ces pamphlets, ce qui suscite seulement la nausée : des cascades d’adjectifs et de noms, des insultes, des ragots, des généralisations tirées de la « littérature » antisémite dans laquelle l’écrivain a puisé. Le tragique et le rire, ce qui faisait la beauté de l’œuvre de Shakespeare selon Céline qui l’admirait, ces deux dimensions n’y sont pas. Et c’est toute la différence avec les romans. Le paradoxe, ou ce que Kundera appelle « la sagesse du roman », veut que les personnages juifs de Guignol’s band, roman écrit dans les années 40 et évoquant les années de jeunesse à Londres, ne soient pas caricaturés alors que, au même moment, Céline écrit L’École des cadavres, autre pamphlet sans pitié pour ceux qu’il voit partout. Tellement partout que parfois on s’interroge : Racine, Stendhal et Picasso aussi sont juifs, pour lui. Le délire n’a jamais de limite : « Non seulement il me faut des haines, des injures, des épreuves, des horreurs mais aussi des papillons. » Tout Céline est dans ces quelques substantifs contradictoires.

Les bombardements de la Seconde Guerre mondiale sont la troisième secousse pour l’écrivain. Et cette fois-ci, elle a une incidence directe sur son style. Il accompagne des malades lors de l’exode, voit les ponts d’Orléans bombardés : « Comme j’ai rampé, résonné de mille bombes, tressauté de torpilles, dégueulé de malheur […] tout au long de cette caravane hantée ! de Sartrouville à La Rochelle ! » Plus tard, des bombardements qu’il voit de sa butte Montmartre, il écrit : « Deux heures d’Apocalypse extrêmement réussies. » Son style emprunte à ces événements et si le nom de Céline nous reste, c’est bien pour sa « trilogie allemande », ces textes qu’il polit après la guerre, au retour d’exil. Une lettre de 1947, datant encore de l’exil danois et de la difficile écriture de Féerie pour une autre fois résume ce qu’il cherche, désignant les romans par des châteaux : « Quand je m’approche de ces châteaux il faut que je les libère, les extirpe d’une sorte de gangue de brume et de fatras… que je burine, pioche, creuse, déblaye toute la gangue, la sorte de coton dur qui les emmaillote, mirage, fouille, puis ménage. […] Tout existe déjà c’est mon impression. » Quant à polir, Godard en donne une claire explication : « non pas lisser le texte, le débarrasser de possibles aspérités, mais, à l’opposé, multiplier les ruptures, les chocs, les bifurcations, les jeux sur les mots, les dénivellations, chacun de ces “accidents” causant à la lecture une émotion minime, dont la succession ininterrompue fait que le texte vit, en faisant vivre au lecteur ces émotions dans son présent, expérience inédite de temporalité qui est la source la plus profonde de la puissance de ce style ».

L’émotion est le maître mot. Elle est ce qui sépare Céline de la plupart de ses contemporains, en fait un exilé perpétuel. Au sens propre quand il se trouve au Danemark, pays dans lequel il croyait trouver un refuge paisible, sans souci matériel puisqu’il y avait placé son or. Ce sera sa prison, le lieu de sa plus grande solitude. Lucette, Bébert et les autres animaux, quelques amis de passage n’y feront rien. Céline a toujours fonctionné en bande, notamment quand il vivait sur la butte Montmartre et là, seule la correspondance intense lui permet de ne pas perdre pied, de renouer les liens avec des amis connus en 14 ou dans les années 30. Exilé aussi il l’aura été pendant la guerre. Sa haine et la façon dont il l’exprimait le rendaient infréquentable. Abetz, Jünger ou d’autres Allemands vivant à Paris supportaient difficilement dans leurs salons cette espèce d’illuminé habillé en clochard. Et la presse ou l’édition collaborationniste ne le mettaient pas en valeur. Il s’en plaignait assez… Exilé enfin parmi les auteurs Gallimard, avant et après la guerre. L’amitié de Nimier, le soutien patient de Paulhan et l’infinie indulgence de Gaston Gallimard n’y suffiront jamais : Céline était à l’image des panneaux qui décoraient son bureau à Meudon : un écorché. À certains moments, cela donne les lettres très drôles qu’on lit dans les Lettres à la N.R.F., choix paru en folio en même temps que la biographie. On aimerait en citer certaines mais il y en a trop. À d’autres, on se lasse : pourquoi tant de bassesse, de mesquinerie, de méchanceté injuste. Que Gallimard ait eu (encore une fois) du flair en l’éditant, c’est une certitude. Mais à l’époque où sa maison accueille ce banni, ce réprouvé que bien des victimes du nazisme ou des combattants ont voulu abattre honnissent encore, l’ingratitude de Céline est désespérante.

Et toujours aussi désespérante son incapacité à reconnaître quelque tort, à jeter un regard critique sur son existence, sur ses paroles, sur ses actes. La guerre à peine finie, il cherche à nier l’horreur des camps, à se poser en victime des Juifs qui s’en seraient bien mieux sortis que lui. Passons, si c’est possible.

La biographie d’Henri Godard, on l’aura compris, est un livre riche et passionnant. L’auteur a édité tout Céline et lui a déjà consacré deux essais de qualité. À la fin de cet ouvrage, il reprend une idée qui lui est chère et que l’auteur de ces lignes partage : une édition critique, soigneusement préparée et annotée des pamphlets sous le titre générique d’Écrits polémiques. Cela aurait le mérite de placer ces textes où ils le méritent. Sans doute loin des grands romans, sans doute assez bas, mais pas si éloignés du Journal de Drieu la Rochelle paru en collection « Témoins », ou de l’ignoble Journal inutile de Morand. La langue y est vipérine, les insinuations malsaines, le propos sinistre. Mais connaître la haine est une bonne façon de la combattre, sinon de la vaincre.

Signalons, parmi les nombreuses publications consacrées à Céline :

Yves Pagès : Céline, fictions du politique, Gallimard, coll. « Tel », 476 p., 8,90 € (réédition) ;

André Derval, L’accueil critique de Bagatelles pour un massacre, Écriture, 296 p., 23 € ;

Henri Mahé, La Brinquebale avec Céline, suivi de La Genèse avec Céline, Écriture, 434 p., 24 € ;

Alexis Salatko, Céline’s band, roman, Robert Laffont, 206 p., 18 € ;

Philippe Alméras, Céline entre haines et passion, Pierre-Guillaume de Roux, 500 p., 23,90 € (réédition).

 

David ALLIOT (dir.) D’UN CÉLINE L’AUTRE Préface de François Gibault Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1 184 p., 30 a 

Omar Merzoug : Vous consacrez à Céline un volume imposant, pourquoi cet intérêt pour Céline ? Et, subsidiairement, quelles étaient vos intentions ?

David Alliot : Mon intérêt pour Céline est avant tout littéraire. J’ai découvert Céline en 1991, il y a vingt ans maintenant… J’étais jeune libraire et j’avais plutôt une culture « dix-neuvièmiste », avec des lectures de Flaubert, Zola, Barbey d’Aurevilly… Ce sont mes collègues qui m’ont poussé à lire Céline et la lecture de Voyage au bout de la nuit a été une révélation pour moi. Cela ne ressemblait à rien de ce que j’avais lu auparavant. Ce style, cette verve, ce souffle épique… c’était un vrai choc littéraire. Immédiatement après j’ai lu Mort à crédit, un autre chef-d’œuvre, et ensuite j’ai lu les biographies de François Gibault et de Philippe Alméras, et c’est comme ça que j’ai commencé à faire des recherches, et explorer les zones restées peu étudiées dans la vie de Céline.

O. M. : Pourquoi avoir opté pour cette forme, témoignages, fragments de journaux intimes, correspondances ?

D. A. : Au fur et à mesure de mes travaux, j’ai accumulé une documentation importante sur Céline. J’avais de nombreux témoignages le concernant. Témoignages que j’ai réorganisés par ordre chronologique. À la lecture de cet ensemble il ressortait un portrait inédit de Céline, très riche, très contradictoire, très complexe en fait. À partir de ce moment, j’ai travaillé cet ensemble de témoignages comme un projet à part entière. Ensuite j’ai rencontré les derniers contemporains de Céline, exploré des sources rares, fouillé dans les archives pour retrouver des témoignages inédits. Ce livre, c’est à la fois une passionnante aventure humaine doublée de longues semaines de recherches en bibliothèque. Mais il y a eu beaucoup de tâtonnements avant d’arriver au résultat final. Dans l’absolu, il n’existe aucune équivalence au D’un Céline l’autre sur d’autres écrivains. C’est un concept assez nouveau.

O. M. : Vous évoquez la fascination qu’exerce Céline, pas seulement sur ses admirateurs mais même sur ses adversaires, comment la caractériser et d’ou vient-elle ?

D. A. : Les femmes aussi étaient subjuguées par cet athlète aux yeux gris clair ! Il est difficile d’expliquer les causes de cette fascination, mais il ne faut pas oublier que lorsque paraît Voyage au bout de la nuit en 1932, Céline a 38 ans, et il a un parcours de vie très riche. Ancien combattant de 1914, colon en Afrique, médecin à la SDN, médecin des pauvres à Clichy… Comme beaucoup de ses contemporains, la Grande Guerre l’avait profondément marqué. Il se considérait comme une sorte de survivant, comme un rescapé de l’enfer. Et arrive son premier roman, qui ne ressemble à rien de connu. Il rate de peu le Goncourt, et s’ensuit un scandale retentissant. Du jour au lendemain, Céline devient une personne qui compte dans le paysage littéraire français. Et lui-même s’engage dans le débat d’idées, pour le meilleur et pour le pire. La vie de Céline est aussi fascinante que son œuvre. Tous les ingrédients sont là…

O. M. : Vous publiez aussi un Céline, idées reçues sur un auteur sulfureux (Le Cavalier bleu), quelle est votre vision de Céline ? Et comment vous situez-vous par rapport à d’autres biographes comme Vitoux, Alméras, Gibault ?

D. A. : Quand on s’intéresse de façon intensive à Céline, on devient rapidement suspect. On vous soupçonne de partager les accointances politiques de votre auteur fétiche… Il faut reconnaître également que l’on entend beaucoup d’âneries concernant Céline. En général, par des personnes qui ne l’ont pas lu. C’est pour répondre à ce genre de préjugés que j’ai écrit ce Céline, idées reçues. De fait, Céline est un personnage très riche qui échappe à toutes les classifications idéologiques et littéraires de son temps. Céline c’est un fils de petits commerçants qui s’est retrouvé propulsé au sommet du monde littéraire. J’ai voulu rendre toute sa complexité, en mettant en avant ses nombreuses contradictions, mais aussi ses errements idéologiques et antisémites. Le but est d’expliquer certains aspects de la vie de Céline, mais aussi de montrer la révolution littéraire qu’a été la publication de Voyage au bout de la nuit en 1932. C’est un travail qui complète celui des biographes qui vous citez.

O. M. : Que pensez-vous de cette campagne menée par Serge Klarsfeld contre Céline et la comprenez-vous ? Peut-on espérer un jour une réception de Céline plus apaisée ?

D. A. : Cette histoire tient plus du Grand Guignol que du débat idéologique. Que M. Klarsfeld n’aime pas Céline, c’est son droit le plus strict, mais ce qui est le plus consternant dans cette histoire, c’est l’attitude du ministre de la Culture qui a capitulé en rase campagne (et en un temps record) en enlevant Céline des « Célébrations nationales ». Mais le plus important n’est pas là. La vraie célébration d’un auteur, ce sont ses lecteurs. Et cinquante ans après sa mort, Céline est l’un des auteurs les plus lus et les plus étudiés. On ne compte plus les publications le concernant, tant auprès du grand public que des universitaires. C’est un signe de bonne santé littéraire. Assez paradoxalement, le retrait de Céline des « Célébrations nationales » a été la cause d’un passionnant débat autour de sa vie et de son œuvre. Et force est de constater que la position de M. Klarsfeld n’est pas majoritaire. Mais je pense qu’on devrait le remercier. Grâce à lui, on a parlé de Céline quasiment toutes les semaines, que ce soit à la radio, dans les kiosques, dans les librairies… Grâce à M. Klarsfeld, l’année 2011 a été plus que jamais « L’année Céline ».

Propos recueillis par Omar Merzoug.

Norbert Czarny

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