A lire aussi

Mina Loy : égérie passionnée de l’art moderne

Article publié dans le n°1179 (16 sept. 2017) de Quinzaines

Ma supposition est que tout récit de qualité – prose ou poésie – recèle une formule clé qui révèle et légitime son sens profond. Elle nous est ici fournie dès les premières pages : « Et puis il y a les livres, ces petites portes qu’on ouvre sur l’infini. »
Mathieu Terence
Mina Loy, éperdument
Ma supposition est que tout récit de qualité – prose ou poésie – recèle une formule clé qui révèle et légitime son sens profond. Elle nous est ici fournie dès les premières pages : « Et puis il y a les livres, ces petites portes qu’on ouvre sur l’infini. »

Deux voix se font entendre en surimpression : celle de Mathieu Terence, indissociable de celle de son héroïne, Mina Loy (1882-1966). Ils ont en partage une identique poursuite de la transcendance de l’art, la même quête de l’indépendance individuelle par la création et cette ascèse singulière dont vous gratifie le sexe : « Si l’on rend synonymes la modernité d’une époque et la liberté des femmes qui y vivent, à coup sûr sa trajectoire témoigne de leur émancipation au début du XXe siècle en Occident. » Pour tenter de cerner au plus intime cette femme de fuite avec laquelle il a des accointances, Mathieu Terence distribue la narration en chapitres qui unissent un lieu et une date, en relation avec quoi Mina Loy se construit et se déploie sous nos regards séduits.

Le récit s’ouvre sur la phase terminale de sa trajectoire (« Aspen 1953 »), mourant apaisée à 84 ans. Il s’achève sur sa naissance (« Londres 1882 ») dans l’Angleterre corsetée de la reine Victoria, dont sa mère est en quelque sorte la réplique miniature quant aux mœurs ; psychologiquement, une femme aigrie, inconsolée de son mariage avec Sigismond Lowry, tailleur d’origine hongroise juive ; il reportera sur sa fille la recherche de la liberté qui lui a fait défaut et ne lui ménagera pas son appui financier pour ses voyages et son établissement. Très tôt, « Mina considère que l’art a pour mission de conférer au monde sa dimension spirituelle ». Telle est sa voie. « Munich 1900 » puis « Paris 1901 »la montrent dans son développement personnel, alors que s’y élabore la scène cosmopolite et esthétique où se joue son existence, polarisée sur la création et l’amour. L’amour ? Échec longuement vécu que son mariage avec Stephen Haweis, qu’elle prend pour un « garçon libre » avant de découvrir « le petit homme avec un grand nom ». Le pan ensoleillé de sa vie durant ces années-là est la peinture, à laquelle elle s’adonne sous le pseudonyme par lequel elle se fait connaître (Loy « parce que ça sonne bien, parce que sa judaïté ne prend ainsi plus toute la place sur les œuvres qu’elle propose au regard du public »), en même temps que l’excentricité devient sa loi en matière d’art et comme mode de vie. L’apprentissage de la douleur est aussi au programme : sa fille Oda, dont le père véritable est peut-être le Dr Le Savoureux, meurt à un an d’une méningite.

Le décor change encore :« Florence 1907 », où « elle est à l’écoute de toutes les sensibilités typiques de son époque ». Parmi les rencontres notables : le critique d’art Berenson, le futuriste Marinetti, la novatrice littéraire Gertrude Stein. Elle produit peu, mais les fascine tous. Elle rédige en secret les poèmes oraculaires qui deviendront ses Love Songs. Dessinatrice de mode, elle confectionne aussi des chapeaux et des abat-jour. Ses dons, son goût, font d’elle aux yeux de tous une personnalité singulière et qui plaît.

C’est à New York (« 1916 et années suivantes ») que se nouent les rencontres capitales (Duchamp, qui désacralise l’art) et que se déroule la grande histoire d’amour avec Arthur Cravan, de son vrai nom Fabian Lloyd, « poète-boxeur » rebelle à tout ordre social, avec qui elle connaîtra la « source de l’enchantement ». La disparition de cet amant prodigieux dans le golfe du Mexique, en décembre 1918, en fera l’« absent colossal » dont le souvenir ne cessera de la hanter. Prophétesse du féminisme, elle sera aussi l’auteur du seul livre paru de son vivant : Le Baedeker lunaire, où on lit cette magnifique définition de Leopold Bloom, le héros de Joyce : « Un Don Juan de Judée en route vers sa libido. » Elle a le temps de remettre à Breton des œuvres de Cravan, puis de vieillir et de mourir incognito, non sans faire penser à Djuna Barnes, auteure de l’admirable Bois de la nuit, dont elle fut éprise, après avoir vécu « libre, en artiste ».

Je ne doute pas qu’elle eût goûté avec humour qu’on la confondît avec l’actrice Myrna Loy, qui interpréta à l’écran la détective de Dashiell Hammett.

Serge Koster