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Voix de Charlotte Delbo

Approfondissant l’interrogation sur les camps nazis menée dans « Kinderzimmer » (Actes Sud, 2013), saisissante évocation de la pouponnière de Ravensbrück, Valentine Goby tisse un texte où se mêlent sa parole et celle d’une revenante, l’écrivain Charlotte Delbo qui fut déportée à Auschwitz-Birkenau puis à Ravensbrück.
Valentine Goby
« Je me promets d’éclatantes revanches »
Approfondissant l’interrogation sur les camps nazis menée dans « Kinderzimmer » (Actes Sud, 2013), saisissante évocation de la pouponnière de Ravensbrück, Valentine Goby tisse un texte où se mêlent sa parole et celle d’une revenante, l’écrivain Charlotte Delbo qui fut déportée à Auschwitz-Birkenau puis à Ravensbrück.

Revenant d’entre les morts, Charlotte Delbo (1913-1985) fit de l’écriture un espace de deuil, de résistance, une bouée de survie, un passeport pour regagner l’existence. Questionnement vibrant sur les ressources de la langue face à l’annihilation de l’humain, face à l’extermination, « Je me permets d’éclatantes revanches » boit à fleur de mots les nappes poétiques laissées par Charlotte Delbo dans sa trilogie Auschwitz et après (Minuit, 1970-1971) et dans La Mémoire et les Jours (Berg International, 2013). Son projet ? « Entrer à Auschwitz par la puissance de la langue » et « quitter Auschwitz par l’écriture ». Loin d’une méta-écriture sur la déportation, ce récit restitue le souffle de Charlotte Delbo, son pari pour la vie, son corps à corps avec une langue apte à dire l’effondrement dans l’inhumain. Comme Charlotte Delbo a sauvé de la nuit, des mâchoires de l’oubli, les 230 femmes qui furent déportées à Birkenau en même temps qu’elle, le 24 janvier 1943 (Le Convoi du 24 janvier, Minuit, 1966), comme elle les a exhumées une par une, visage par visage, Valentine Goby lance, par-delà la mort, une lettre à celle qui revint de l’endroit d’où nul n’est censé revenir.

Alors qu’après la guerre, se relevant de ses décombres, pansant ses plaies, le monde libre se ferma à la voix des rescapés, voix inaudibles à l’époque, alors que celles-ci choisirent le plus souvent la forme du témoignage, Charlotte Delbo s’astreint à penser Auschwitz, à penser l’impensable, en inventant un dispositif littéraire fragmentaire d’une densité inouïe, qui soit à même de rendre palpable sous les registres de la sensation (vectrice de concepts) l’expérience concentrationnaire. C’est en écrivain qu’elle approche Auschwitz, l’entreprise de mort, dans une esthétique du dépouillement, de la miniature qui traduit dans des textes fulgurants la phénoménologie de l’être au monde, de l’être plongé dans l’immonde. Les titres des courts chapitres d’Aucun de nous ne reviendra — « L’adieu », « La soif », « La maison », « La tulipe », « Les hommes », etc. — donnent la tonalité d’une langue qui, refusant tout pathos, tout ornement, s’est colletée à l’impossible.

Au travers de Charlotte Delbo, Valentine Goby renoue avec une mémoire logée dans la chair de la sensation, comme si l’espace de la littérature constituait une chambre d’échos indestructibles, résonnant de génération en génération. Charlotte Delbo agit comme un révélateur sur l’auteure de La Note sensible (Gallimard, 2002), de Qui touche à mon corps je le tue (Gallimard, 2008), laquelle délivre de multiples facettes de celle qui travailla comme secrétaire auprès de Louis Jouvet. Parmi ces facettes, on retiendra la résistante non juive, l’amoureuse ardente perdant l’aimé « du mois de mai », Georges Dudach, militant communiste qui sera exécuté au mont Valérien en 1942. On redécouvrira la femme qui, dans les camps, pour contrer la mise à mort programmée, mettait en scène Le Malade imaginaire, vivait auprès des personnages d’Électre, d’Ondine, de Dom Juan, d’Alceste, échangeant un quignon de pain contre Le Misanthrope. Après la mort d’une camarade qui devait être la dépositaire de l’enfer, les femmes du convoi du 24 janvier 1943 élurent Charlotte Delbo en messagère de leur destin. Elle tint promesse, honorant sa mission de raconter le froid, la faim, les tortures, les cadavres, la neige noire… Elle lança sa trilogie dans un monde qui ne put ni la recevoir ni même l’écouter. Les yeux, les oreilles, les cerveaux de ceux qui n’avaient pas connu les camps, n’étaient guère prêts à accueillir les récits des survivants, dont les mots avaient réussi à tracer un chemin pour traverser la mort. Dire Auschwitz, n’est-ce pas trahir les disparus, parler depuis un lieu d’usurpation, dès lors que seuls les défunts auraient le droit de faire entendre leur voix ? « La vie m’a été rendue / et je suis là devant la vie / comme devant une robe / qu’on ne peut plus mettre […]. Vous ne croyez pas ce que nous disons / parce que / si c’était vrai / ce que nous disions nous ne serions pas là pour le dire » (Mesure de nos jours, Minuit, 1971). 

« Quelle langue forger pour témoigner d’une entreprise d’anéantissement ? » s’avance comme la question préliminaire à laquelle Charlotte Delbo, Robert Antelme, Jorge Semprún, Primo Levi, Imre Kertész, Aharon Appelfeld, Jean Améry et bien d’autres se heurtèrent. Le point d’impossible atteint par des corps suppliciés par la soif, le gel, l’épuisement, les sévices, se répercute dans l’impossible auquel se confronte le verbe : un impossible, un indicible qu’il doit tordre afin d’ajuster les mots à une réalité qui ne leur préexistait pas.

Valentine Goby déplie les nœuds, les points d’étranglement de l’histoire, en sondant le partage entre discours concentrationnaires qui seront, bien après la guerre, tenus comme « recevables » et récits de déportés brisant le moule de la mémoire officielle. Si les textes de Charlotte Delbo ont longtemps appartenu à cette seconde catégorie, n’est-ce pas, suggère l’auteure, parce que « la presque décimée de soif, de faim, le témoin de toutes les cruautés et humiliations, la veuve à vif, la délirante de fièvre et de froid, la muette d’épuisement, la folle dénuée de pensée, la porteuse de cadavres à l’allure de cadavre d’Auschwitz et après, ose dire qu’on peut revenir d’Auschwitz » ?

Dès 1946, peu de temps après avoir réappris à vivre, à s’inscrire dans l’existence, Charlotte Delbo s’acquitta de sa mission : phraser « tous les efforts que nous avons faits pour empêcher notre destruction, pour persévérer dans notre nous » (Mesure de nos jours). Elle se mit à écrire ce qui ne sera publié que vingt ans plus tard. Après avoir essuyé de nombreux refus et avoir été accueilli par le silence, Aucun de nous ne reviendra, premier tome de la trilogie Auschwitz et après, paraîtra en 1965 chez Gonthier et sera repris en 1970 chez Minuit. Après la guerre, la résistante communiste continua infatigablement ses combats, dénonçant la colonisation, la guerre d’Algérie, travaillant à l’ONU puis au CNRS, auprès de son ami Henri Lefebvre, qu’elle avait connu dans les années 1930. Sa passion du théâtre se traduisit dans l’écriture de nombreuses pièces interrogeant des événements politiques cruciaux, tels que la révolution des Œillets, le Chili de Pinochet, l’Espagne de Franco, le printemps de Prague… Un voyage en URSS lui révéla la trahison des promesses du communisme.

Si l’on peut s’insurger, comme le fait Valentine Goby, contre le silence relatif et la méconnaissance qui entourent l’œuvre de cette femme, qui mit la liberté au-dessus de tout, on peut aussi voir cette discrétion, cette marginalité, comme une chance, comme l’écrin qui la protège de son devenir-spectacle, de sa neutralisation médiatique. Les effets de mode, la spirale de la marchandisation de la pensée véhiculent un autre type de silence : un silence abrutissant qui dégriffe l’intempestif. Il est salutaire que, certes préservées en leur visibilité, des voix continuent à chuchoter à l’écart du tumulte des lettres.

Après la très belle biographie de Ghislaine Dunant, Charlotte Delbo. La vie retrouvée (Grasset, 2016), parue après celle de Violaine Gelly et Paul Gradvohl (Fayard 2013), cette rencontre posthume avec celle qui s’échappa du lieu où le seul destin toléré était le devenir-cendres produit un espace d’échange, un art des passages. L’auteure recueille les petits cailloux textuels que Charlotte Delbo projeta sur la face de l’histoire afin de faire parler les morts. « Je me promets d’éclatantes revanches » (titre tiré de Charlotte Delbo) est un chant bouleversant, tout de pudeur et de lucidité gagnées sur l’entropie des devoirs de commémoration, sur la force du démon Oubli, sur la dilution ainsi que la réécriture fallacieuse du passé. 

[Extrait]

« Celui qui parle d’Auschwitz n’a pas de bouche. Celui qui écoute n’a pas d’oreilles […]. Auschwitz est une terre étrangère, une histoire dite par des muets à des sourds. Quand elle écrit : “Je reviens d’un autre monde”, Charlotte Delbo affirme en creux que seule une langue autre, neuve – syntaxe, grammaire, vocabulaire – peut en rendre compte. »

Valentine Goby, « Je me promets d’éclatantes revanches », p. 76.

Véronique Bergen

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