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Article publié dans le n°1014 (01 mai 2010) de Quinzaines

 « Why is a raven like a writing-desk ? » Pourquoi un corbeau ressemble à un bureau ? Le Chapelier fou pose plusieurs fois la question à Alice, au long du film de Tim Burton, sans qu’une réponse soit donnée – pas plus d’ailleurs que dans le livre de Lewis Carroll, puisque celui-ci n’en donnera la solution que dans sa préface à la réédition de 1897 (1). C’est un des rares moments où le film nous rappelle que Alice in Wonderland est avant tout une œuvre de langage, non réductible à ses actions. Burton nous en propose une version échevelée, personnelle, certes, mais dont on risque de sortir essoufflé.
Tim Burton
Alice au pays des merveilles
 « Why is a raven like a writing-desk ? » Pourquoi un corbeau ressemble à un bureau ? Le Chapelier fou pose plusieurs fois la question à Alice, au long du film de Tim Burton, sans qu’une réponse soit donnée – pas plus d’ailleurs que dans le livre de Lewis Carroll, puisque celui-ci n’en donnera la solution que dans sa préface à la réédition de 1897 (1). C’est un des rares moments où le film nous rappelle que Alice in Wonderland est avant tout une œuvre de langage, non réductible à ses actions. Burton nous en propose une version échevelée, personnelle, certes, mais dont on risque de sortir essoufflé.

On devine ce qui a attiré le futur président du jury du Festival de Cannes dans cette aventure – on doit même se demander pourquoi il n’est pas venu plus tôt explorer le pays des merveilles, tant Alice tient naturellement sa place dans la galerie qu’il a fabriquée depuis vingt-cinq ans, entre le Pee Wee des Aventures de Pee Wee, la Lydia de Beetlejuice (Alice en version gothique), Edward et ses mains d’argent, Ed Wood, la Sandra de Big Fish et le Charlie de Charlie et la chocolaterie. Tous personnages enfantins (ou cousus d’enfant lorsqu’ils sont adultes) ambigus, aux prises avec un monde déviant qui les menace et à la recherche d’un abri. Et il ne faudrait pas creuser bien profond dans ses titres de commande, les deux Batman ou La Planète des singes, pour y trouver des liens avec son univers de prédilection, celui des enfants perdus (pas au sens militaire, bien sûr).

A-t-il patienté afin que soient au point les procédés techniques nécessaires à son projet, le relief 3D, par exemple, déjà envahissant, mais qui offre un supplément visuel appréciable ? Ou se méfiait-il tout simplement d’être guetté comme au coin d’un bois en adaptant un ouvrage patrimonial aussi balisé, Lewis Carroll n’étant pas Roald Dahl ou Washington Irving (dont il s’est inspiré pour Sleepy Hollow) ? Proposer sa version d’Alice, c’était affronter la comparaison avec les nombreuses précédentes et risquer la confrontation avec les images que chaque spectateur porte en soi, au moins en pays anglo-saxon où l’imprégnation carrollienne demeure importante – il est loin d’en être de même ici, où au-delà du petit cercle des fanatiques et d’un lectorat enfantin captif, le Lièvre de mars, la Reine Rouge et le Chat souriant ne font pas partie du paysage mental.

Les aventures souterraines de la jeune Alice n’ont jamais été adaptées strictement : parmi la vingtaine de versions répertoriées, les six que nous connaissons, entre 1933 (Norman McLeod) et 1988 (Jan Svankmajer), ont toutes picoré parmi les chapitres des deux textes, privilégiant Alice ou De l’autre côté du miroir et sacrifiant des personnages selon les besoins. La production de 1933 est peut-être la plus fidèle – chaque star de la Paramount y tenait un rôle, Cary Grant en Tortue-fantaisie, Gary Cooper en Cavalier blanc –, mais la plus « raide », amidonnée par les costumes et les maquillages (excepté W. C. Fields en Humpty Dumpty, tous les acteurs étaient méconnaissables). La superbe version de Svankmajer ne retenait que quelques épisodes, tout en restant la plus proche de l’esprit de Carroll, restituant l’étrangeté onirique par la lenteur et le collage. Même les diverses versions en animation, signées Lou Bunin/Marc Maurette (1948) et Walt Disney (1951), ont tracé leur chemin à travers les tracas d’Alice, négligeant surtout Through the Looking-Glass, moins apte à transposition spectaculaire.

Ce n’est donc pas le choix fait par Burton et sa scénariste Linda Woolverton de laisser de côté des moments du périple d’Alice, d’oublier le Roi Blanc, par exemple, ou de passer Humpty Dumpty à la trappe – personnage immobile, assis sur son mur, qui ne vit que par le langage, son rôle est d’initier l’enfant à la logique et au sens (et au non-sens) des mots : il ne pouvait que ralentir l’action – qui pose problème, c’est d’avoir vieilli Alice, en changeant radicalement la dimension du conte. Il ne s’agit plus d’un récit d’initiation et d’un adieu à l’enfance. La jeune fille de 18 ans à la veille du mariage, même si on essaie de nous faire croire qu’il s’agit d’une seconde visite au pays des merveilles, comme un rêve à tiroirs s’étalant sur plusieurs années, n’a pas le regard de la fillette « de sept ans et six mois », démunie devant des situations qui lui échappent. L’émerveillement, la crainte, la découverte, les questions qui la font avancer dans le raisonnement, tout ce qui est lié à l’enfance, n’a pas la même résonance pour cette jeune adulte résolue, qui agit, alors que l’Alice de Carroll est constamment agie. Burton en a fait l’héroïne moderne d’un jeu de rôles. Pourquoi pas ? Mais dans ce cas, pourquoi adapter Alice plutôt que filmer un scénario original ?

Cette volonté de privilégier l’action – il fallait justifier le relief – conduit l’auteur à basculer dans l’heroic fantasy. Nous ne sommes plus devant un fascinant exercice combinatoire (on sait que De l’autre côté du miroir est bâti sur les mouvements d’une partie d’échecs) mais devant une séquelle du sous-genre « dragons et donjons ». En conséquence, le Jabberwock, héros du poème que lit l’enfant dès qu’elle passe derrière le miroir et qui disparaît jusqu’à ce que Humpty Dumpty fasse l’exégèse de Jabberwocky, le Jabberwock, donc, devient l’un des principaux personnages dont l’ombre menaçante s’étend sur tout le film, jusqu’à ce qu’Alice, cuirassée et armée de la fameuse épée vorpaline, le combatte interminablement dans un château en ruines avant de lui trancher la tête. Alice transformée en Conan le Barbare, on croit rêver. Au moins Burton a-t-il donné au dragon l’apparence exacte que lui avait donnée John Tenniel, premier illustrateur de l’ouvrage ; nous sommes en pays de reconnaissance. Et le « frumieux Bandersnatch », simple évocation jamais figurée, devient une grosse bestiole affamée, qui se jette vers le spectateur en éructant – toujours le relief. Encore une fois, pourquoi pas ? Mais pourquoi la caution d’Alice ? L’imagination des scénaristes et des fabricants de monstres n’est-elle pas suffisamment autonome ?

Ne rejetons pas le bébé, comme Alice au chapitre 6, sous prétexte que c’est un bébé cochon. Tim Burton a tout de même respecté quelques passages obligés, et il y a de fort belles choses dans son film, ce qui n’a rien de surprenant, eu égard à son œil visionnaire. Si Mia Wasikowska est une Alice fade (mais aucune actrice n’a laissé de souvenirs dans ce rôle, excepté Sylvia Kristel dans la version décalée de Claude Chabrol), Helena Bonham Carter a eu le courage de se transformer en une Reine Rouge épouvantable, aussi terrifiante que la Reine de Cœur dans le film de Disney, et Johnny Depp campe un Chapelier fou de grande classe qui fait oublier tous ses prédécesseurs. Quant au Chat du Cheshire, également calqué sur celui de Tenniel, c’est une réussite, comme toutes les séquences d’animation – mais on sait que Burton la maîtrise depuis longtemps. Notre déception tient à la hauteur de notre attente : Burton était, parmi tous les cinéastes de confiance, le mieux capable de transmettre les sortilèges carrolliens. Il a réalisé un film de Burton, ce qui, comparé à une large majorité des titres en circulation, est déjà une source de satisfaction indubitable. Mais l’univers d’Alice demeure intact et le sourire du révérend Dodgson n’est pas près de s’effacer.

P.-S. Saluons la résurgence (rééditions chez Bragelonne, inédits chez Joseph K, correspondance dans le n° 13 de l’excellente revue Temps Noirs) du méconnu Jacques Spitz. Il conviendra de revenir un jour proche sur cet auteur de romans de science-fiction remarqués dans les années 30, qui signa, durant la décennie précédente, plusieurs ouvrages remarquables dans les marges du surréalisme et fut un des critiques réguliers de la première série de La Revue du cinéma.

1. Solution inventée a posteriori qui repose sur un double jeu de mots entre « notes » (de musique et sur papier) et « flat » (fausses et plates) – « they are producing flat notes ». En tout cas, l’énigme a suscité 147 000 occurrences sur Google…

Lucien Logette

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