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Murakami, séquence sentimentale

Dans les deux premiers livres de ce très gros roman qui met en scène l’année complète d’un monde, celui de 1Q84, légèrement décalé par rapport à l’année « réelle » (1984) de ce que serait une fiction « normale », Murakami dessinait une histoire à tiroirs semblant vouloir faire la nique aux aventures de Rocambole du regretté Ponson du Terrail (voir notre compte-rendu dans le n° 1 046 de La Quinzaine littéraire, 1er-15 octobre 2011).
Haruki Murakami
1Q84 livre III (octobre-décembre)
Dans les deux premiers livres de ce très gros roman qui met en scène l’année complète d’un monde, celui de 1Q84, légèrement décalé par rapport à l’année « réelle » (1984) de ce que serait une fiction « normale », Murakami dessinait une histoire à tiroirs semblant vouloir faire la nique aux aventures de Rocambole du regretté Ponson du Terrail (voir notre compte-rendu dans le n° 1 046 de La Quinzaine littéraire, 1er-15 octobre 2011).

Pour le soulagement des fans innombrables qui ont fait de ces premiers tomes un triomphe mondial, voici donc l’épilogue de l’aventure touchante d’Aomamé et de Tengo, deux enfants solitaires dont l’amour s’est scellé au fond d’une classe quand à dix ans ils y ont échangé un unique serrement de mains fervent et muet. Pour donner une forme concrète à ce destin passionnel interrompu, il leur aura fallu basculer de 1984 à 1Q84, où le ciel abrite deux lunes et où des gnomes jaillis de cadavres tissent en trois nuits une « chrysalide de l’air » permettant à une secte vaguement décalquée des Témoins de Jéhovah d’entendre « des Voix » et de poursuivre grâce à leurs instructions ses ténébreux desseins.

Ils ont dû déjouer les manigances de divers « vilains » acharnés à leur perte, et bénéficier de nombreux secours occultes, pour enfin retrouver leur assiette de terriens bien vivants sur le plancher des vaches du Tôkyô de 1984, année orwellienne, et partir ensemble, main dans la main, vers un avenir radieux que va couronner la naissance inespérée d’une fille conçue sans péché via une intervention miraculeuse qui parodie l’Immaculée Conception.

Épilogue, avançons-nous, ce n’est pas sûr. Le roman pourrait aussi bien continuer indéfiniment à glisser sur les rails huilés de l’inattendu trop attendu, et cela jusqu’à la disparition de son auteur. Mais c’est tout de même improbable, car Murakami est Murakami, un magicien considérable dont on peut croire qu’il aura mis céans un point final à son best-seller, comme à un défi qu’il se serait lancé à lui-même.

Ce troisième volume est d’ailleurs supérieur aux deux premiers et d’une façon qui paraît bien procéder en douceur à la critique implicite des deux premiers. Il est en effet beaucoup moins question dans le présent livre des « Précurseurs », ces avatars de cinglés millénaristes, beaucoup moins aussi de leurs vertueux ennemis engagés dans une défense assez mode de la cause des femmes. Murakami se concentre sur ce qu’il sait le mieux faire, l’évocation d’ambiances météorologiques diffuses (l’hiver nippon, avec ses orages désirés et son soleil mouillé de pluie, inoubliablement douceâtre et mélancolique), l’exploration mi-réaliste mi-fantastique de la fourmilière nippone insolite et banale, des moments creux où il ne se passe rien, de la désespérance quotidienne.

Du coup, les stéréotypes de la meurtrière sous contrat, des sbires inquiétants, de la vieille dame riche et dangereuse mais néanmoins charitable, du gourou sentencieux, tout-puissant et malade, s’estompent. La vie bancale de la grande ville, les événements insignifiants en eux-mêmes mais chargés pour tout un chacun d’une importance primordiale (coma puis mort d’un père qu’on n’a pas aimé, allées et venues des habitants quelconques d’un immeuble décrépit) prennent dans le récit la place qu’ils occupaient dans l’œuvre antérieure du romancier.

Le mérite de ce retour aux sources revient d’abord au développement romanesque venant étoffer un personnage qui, dans les premiers volumes, ne faisait qu’une apparition, celui du minable détective privé Ushikawa, auquel l’empathie de la voix narrative donne peu à peu une épaisseur telle que son élimination finale par l’adversaire introduit dans le texte un vide qui ne sera pas comblé. Confiné à des tâches répétitives, solitaire lui aussi comme la plupart des protagonistes mais lourd d’un passé de bonheur familial tranquille qui aujourd’hui lui manque obscurément, cet être caricatural, triste, laissé pour compte de la société qui l’a condamné dès son enfance pour cause de laideur excessive, témoigne en fait de l’injustice fondamentale du monde avec une profondeur balzacienne.

Et puis il y a toutes les belles séquences qui se déroulent dans « la ville des Chats », métaphore de 1Q84 et de son agencement déglingué, avec pour décor réduit un hôpital où s’éteint le père de Tengo, ancien percepteur de la taxe due à la principale chaîne de télévision du pays. Le fils lit au mourant qui peut-être ne l’entend plus des pages prises au hasard. L’hiver naissant modifie avec une grâce insensible l’atmosphère de ce bord de mer isolé. D’accortes infirmières accomplissent sans joie mais avec conscience leur métier absurde et vain de pourvoyeuses en soins palliatifs et périodiquement décompressent en de petites fêtes ridicules, émouvantes pourtant. Une chouette hulule et c’est la Sagesse qui s’exprime. Dans ce climat verlainien d’inutilité poignante, le grand Murakami est à l’aise et se meut avec facilité, celle, parfois, du meilleur Kurosawa, quand il tournait Ikiru (Vivre, 1952), son maître film.

Étrange pays décidément que le Japon ! Toujours une douceur insidieuse et exquise y côtoie la violence la plus aveugle, et combien difficile, dans ce climat de sensations indécises, l’art d’analyser le kimochi ! Car ce mot intraduisible contient à la fois le sentiment intime et muet qu’éprouve un individu devant la nature, la complexité de situations psychologiques embrouillées et mal vécues, mais surtout la prise de conscience de cet abîme qu’est l’incommunicable personnalité de l’autre. Depuis toujours, et cela veut dire depuis les tout premiers chefs-d’œuvre de l’an mil, dus à des auteurs femmes, l’étude de ces ambiguïtés et des incompréhensions, des malheurs qui en résultent, a nourri la littérature. La qualité d’une telle analyse, très variable on s’en doute, est le plus souvent une question de nuance. Calibrée avec tact, elle produit des merveilles de délicatesse comme Kokoro (Le Pauvre Cœur des hommes, 1914) de Natsumé Sôseki, ou les scènes de 1Q84 que nous venons d’évoquer. Dosée en excès, elle aboutit à la mièvrerie, dégénérescence du sentimentalisme, qui pollue tant de textes et de films japonais, car ce peuple de samouraï farouches a trop souvent la larme à l’œil. Sentimentalisme retenu ou mièvrerie assumée ? Il est parfois difficile de trancher, même dans ce dernier volume, dont le happy end hollywoodien laisse le lecteur un peu mal à l’aise.

Mais le Murakami des beaux jours n’est jamais très loin et c’est un gaillard retors. Bien des scènes pré-larmoyantes du livre, autour de la maternité notamment, attendue par l’héroïne Aomamé, jadis sportive et dure, enfin lavée, par son nouvel état de porteuse d’espérance, de toute une colère qui lui seyait si bien, ne sont-elles pas de l’ordre du parodique ? Le prochain opus nous le dira peut-être, si l’artiste aux mille tours dans son sac choisit alors de s’extirper du ton feuilletonnesque d’une littérature « populaire » imitée ici avec un notable talent dans l’art aimable mais subalterne du pastiche.

Maurice Mourier