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Préparer, improviser

Article publié dans le n°1058 (01 avril 2012) de Quinzaines

« Les meilleurs livres sont ceux dont on se souvient du fauteuil dans lequel on les a lus. » Ainsi Jean-Philippe Toussaint se rappelle-t-il la lecture de L’Innommable de Beckett, assis au Trocadéro sur une chaise de jardin verte. Le choc se produit dans une sorte de durée, de maturation, suivi d’un élan, brusque, presque incompréhensible, vers l’acte d’écrire.
Jean-Philippe Toussaint
L'urgence et la patience (Minuit)
Jean-Philippe Toussaint
La main et le regard. Livre/Louvre (Le Passage)
« Les meilleurs livres sont ceux dont on se souvient du fauteuil dans lequel on les a lus. » Ainsi Jean-Philippe Toussaint se rappelle-t-il la lecture de L’Innommable de Beckett, assis au Trocadéro sur une chaise de jardin verte. Le choc se produit dans une sorte de durée, de maturation, suivi d’un élan, brusque, presque incompréhensible, vers l’acte d’écrire.

Patience et urgence, préparer/improviser, la main et le regard : les actions fonctionnent souvent par couple pour l’auteur de La Salle de bain et de Faire l’amour. Les deux livres qui viennent de paraître, l’un évoquant le métier et les lectures de l’écrivain, l’autre accompagnant l’exposition qui se tient au musée du Louvre, reposent sur ces termes qui ne peuvent aller l’un sans l’autre. Outre un mode de fonctionnement, ils expliquent des choix, et notamment celui de la mise en relation que Toussaint présente dans l’entretien avec Sylvain Bourmeau qui ouvre le catalogue : « Dans cette façon de mettre en relation les éléments, parfois j’illustre, je complète, et c’est harmonieux, parfois je heurte, je bouscule, et cela crée un dynamisme, un déséquilibre. » Cet intérêt pour les correspondances et la dynamique qu’elles produisent apparaît donc dans l’exposition et le livre qui fait plus que l’accompagner, tant la mise en pages en est élaborée, voulue, et dans les romans de Toussaint. C’était patent dans La Vérité sur Marie ; le roman puisait une part de son énergie des contrastes, notamment dans l’échelle des plans. L’épisode du cheval affolé sur le tarmac de Tokyo en est un exemple saisissant, et qui observe La Mort de Sardanapale, tableau favori de Toussaint, comprend un peu pour quoi cette œuvre le fascine.

Mais si Toussaint aime mettre en relation, il tient aussi à cloisonner : au « livre littéraire » répond le « film cinématographique ». Le pléonasme n’est qu’apparent et il n’est pas inutile à l’heure des adaptations (certains semblent écrire des scénarios quand d’autres filment en oubliant la bande-son, le silence et le visuel). La vocation première de Toussaint était le cinéma. Il venait de lire Les Films de ma vie, de Truffaut, et voulait devenir metteur en scène ; il l’a d’ailleurs été et l’est toujours. Son parcours s’est joué autrement dans un fauteuil – si l’on peut dire, dans lequel il lisait Crime et Châtiment. Un texte publié en préface de l’édition de poche Garnier-Flammarion présente cette œuvre qui a révélé au jeune écrivain la « puissance » de la littérature. Écrire est la « décision inattendue » que l’auteur, jusque-là peu lecteur, a prise après avoir lu Dostoïevski. Puis est venue la lecture de Beckett, la plus importante pour lui : « Les autres écrivains que j’admirais, Proust, Kafka, Dostoïevski, je pouvais les admirer sans avoir besoin d’écrire comme eux, mais avec Beckett, c’était la première fois que je me trouvais en présence d’un écrivain auquel j’ai senti inconsciemment que je devais me mesurer, me confronter, de l’emprise duquel je devais me libérer. » Il a fallu, pour ce faire, approcher la « langue inatteignable » de l’écrivain né en Irlande. Par une formule presque candide dont il a le secret, Toussaint dit de cette œuvre qu’elle est « à la portée d’un enfant de vingt-trois ans ». L’héritage de Beckett est vaste : l’humour, le sens de l’abrupt à-propos, l’art de taire ou de dire, on les retrouve chez l’auteur de L’Urgence et la Patience. Les textes qui composent ce recueil sont très écrits, composés, « préparés » et on y sent pourtant, par les parenthèses, les fins brusques, les notes humoristiques, le goût de l’invention, de l’improvisation et du non-sérieux. Toussaint est rigoureux mais il aime s’amuser. Le long texte intitulé « L’urgence et la patience » explique sa méthode : « Lorsque j’écris un livre, je me voudrais aérien, l’esprit au vent et la main désinvolte. Mon cul. En fait, je suis très organisé. Je m’entraîne, je me prépare, je me dispose. » Les lecteurs de La Télévision ne seront pas étonnés par ce début que bien des choses, bien sûr, contrediront. Toussaint se donne des règles strictes, parfois trop exigeantes : « l’idée, c’est de durcir toujours les conditions d’entraînement pour n’atteindre l’aisance que le jour venu, c’est s’entraîner à tirer des penaltys avec des chaussures de ski (le jour où on enlève les chaussures de ski, c’est tout de suite plus facile, vous verrez) ». La forme physique influe sur le texte (et peut-être la réciproque est-elle vraie).

Ce petit livre qui fait écho à Autoportrait (à l’étranger) (1) permet d’entrer dans l’atelier de l’artiste et montre un homme soucieux de sa forme comme de la forme. L’entrée au catalogue Minuit ne doit donc rien au hasard. Toussaint raconte comment il a rencontré Beckett (nous laissons au lecteur le plaisir de lire l’anecdote sans rien en dire) et comment il a travaillé avec Jérôme Lindon. Une petite histoire vécue à Noël 84 montre, s’il en était besoin, quel souci du détail taraudait l’éditeur. Qui a lu le Jérôme Lindon d’Echenoz se rappelle les questions de ponctuation, ou celle des noms – celui de Louison Bobet en l’occurrence – qui ne peuvent figurer dans un roman Minuit. Ce qui arrive à Toussaint est de la même eau.

Cela tombe bien : le romancier a le même souci. Ainsi s’est-il longuement documenté sur les escaliers roulants de Beaubourg avant de choisir le Louvre (2) comme cadre d’un épisode de Fuir, dans lequel on voit Marie courir à travers les salles du musée. À Bourmeau qui lui demande pourquoi il n’a pas préféré le Centre Pompidou pour son exposition, il répond que le Louvre est aussi un musée pour aujourd’hui, capable de rendre compte du contemporain. L’hommage à Fantin-Latour improvisé avec les amis écrivains, dont Olivier Rolin, Emmanuel Carrère et Jean Echenoz, porte en lui la trace du moderne d’abord à travers ces amitiés avec les auteurs d’aujourd’hui, ensuite par un retour image, un écran d’ordinateur dans le champ. La mise en relation, toujours.

Et l’on comprend pourquoi en visitant les quelques salles de cette exposition, comme en feuilletant ou lisant ce livre qui est plus qu’un catalogue. C’est à la fois ramassé et multiple. Tout est décliné autour de quelques mots, les plus importants pour lui : livre, larmes, main, amour et regard. Mais aussi pensée, Louvre, lumière et mélancolie. Dürer fait écho à Zidane, des larmes photographiées en gros plan rappellent Charles Le Brun. Les néons qui déclinent le mot « livre » en une vingtaine de langues sont la lumière ; les larmes de Marie sont celles d’Anna, la fille de l’écrivain, photographiée en Corse. Le Louvre est à la fois un écrin pour l’exposition, et un lieu de passage puisque si les salles consacrées à la collection Edmond de Rothschild sont le cadre, elles n’empêchent pas qu’on déborde et aille voir les grandes toiles du XVIIe siècle français toutes proches, ou d’autres tableaux. Nous sommes dans le lieu qui privilégie le regard et comprenons ainsi l’écho donné dans l’épigraphe : « La main et le regard, il n’est jamais question que de cela dans la vie, en amour, en art. » Tout fait écho à cette phrase dans l’espace et dans le livre.

Et puis Toussaint prépare quand il n’improvise pas. Une photo rassemble des ouvriers et employés du Louvre, livre en main, dans la salle Mollien soudain consacrée à Delacroix. Il aura fallu un long mardi pour tout mettre en place… avant de se fier à l’instant.

Les livres sont là, feuilletés, photographiés, déclinés sur les tablettes numériques, jusqu’au manuscrit d’En attendant Godot, ultime hommage au maître.

1. Réédité avec une préface et un texte inédit dans la coll. « Double » des éditions de Minuit.
2. Une série de manifestations (films, rencontres avec des écrivains, etc.) ponctue cette exposition : voir http://www.louvre.fr/progtems/autour-de-l-exposition-jean-philippe-toussaint mais aussi http://livre-louvre.arte.tv/

Norbert Czarny