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Article publié dans le n°1021 (01 sept. 2010) de Quinzaines

 « Doors ! Doors ! Doors ! »… C’est ce que reprochait Mary Pickford, à Ernst Lubitsch. Elle l’avait fait venir de Berlin en 1923 pour la diriger dans Rosita, prévu pour transformer la « petite fiancée de l’Amérique » en héroïne « normale » – malgré ses trente ans bien sonnés, elle continuait en effet à incarner des gamines ou des gamins, de Pollyana au petit lord Fauntleroy. Plutôt que s’intéresser à elle, vedette la mieux payée d’Hollywood, le réalisateur allemand semblait préférer filmer des portes. La « forever young » Mary avait-elle raison ? Notre lointain souvenir de Rosita ne nous autorise pas à trancher. Mais la rétrospective complète de Lubitsch que nous offre la Cinémathèque réglera la question.

RÉTROSPECTIVE
ERNST LUBITSCH
Cinémathèque française, 25 août-10 octobre €

 

ERNST LUBITSCH
L’ÉVENTAIL DE LADY WINDERMERE
DVD, éditions Montparnasse
(en vente le 7 septembre), 15 €

 « Doors ! Doors ! Doors ! »… C’est ce que reprochait Mary Pickford, à Ernst Lubitsch. Elle l’avait fait venir de Berlin en 1923 pour la diriger dans Rosita, prévu pour transformer la « petite fiancée de l’Amérique » en héroïne « normale » – malgré ses trente ans bien sonnés, elle continuait en effet à incarner des gamines ou des gamins, de Pollyana au petit lord Fauntleroy. Plutôt que s’intéresser à elle, vedette la mieux payée d’Hollywood, le réalisateur allemand semblait préférer filmer des portes. La « forever young » Mary avait-elle raison ? Notre lointain souvenir de Rosita ne nous autorise pas à trancher. Mais la rétrospective complète de Lubitsch que nous offre la Cinémathèque réglera la question.

De même pour ce chef-d’œuvre tourné l’année suivante, Comédiennes (The Marriage Circle) : il conviendra de vérifier si l’étourdissant marivaudage entre les quatre protagonistes s’effectue bien entre de multiples portes. En tout cas, la fascination qu’éprouvait à leur égard Lubitsch éclate dans cet Éventail de lady Windermere, deuxième des dix adaptations répertoriées de la pièce de Wilde : pendant les 79 minutes du film, les portes sont ouvertes (et fermées) quatre-vingt-quatorze fois – Pickford aurait été sur le tournage que la crise de nerfs l’eût terrassée – sans tenir compte des portières d’automobiles, nombreusement claquées. Et pas des portes de calibre bourgeois, mais des panneaux de haute volée, dignes de l’aristocratie qu’elles protègent, mesurant au minimum quatre mètres de hauteur et dont les poignées au niveau du visage sont propices à déclencher des tendinites chez les gens qui les manipulent (par bonheur, le plus souvent des domestiques) (1).

Et pourtant, même prévenu, ce n’est qu’à la deuxième ou troisième vision – bienfaits du DVD – que cette chorégraphie particulière devient visible. Jusque-là, la seule force des chassés-croisés et des quiproquos a retenu l’attention : la fluidité narrative est telle que le ballet des chambranles apparaît comme une simple ponctuation ; ce n’est qu’en y revenant que l’on constate que chaque porte a une fonction dans l’intrigue, selon le personnage qu’elle va révéler ou l’information qu’elle va offrir – même ce plan surprenant d’une pièce vide, dont la porte est ouverte et fermée deux fois consécutivement sans que quiconque surgisse, est chargé de sens : on sait qui est derrière cette porte, ce qu’il vient chercher, pourquoi il hésite et, enfin, renonce. Les théories sur le montage étaient encore dans les limbes que Lubitsch prouvait le mouvement en marchant.

Des portes, donc, mais également une chorégraphie d’objets, lettre, chèque, cigare, toujours en situation au cœur du plan ou de la séquence, et, bien sûr, l’éventail du titre, dont le voyage, d’une main et d’un appartement à l’autre, oriente l’action de la seconde moitié du film. D’abord simple élément de l’attirail obligatoire de la maîtresse de maison, c’est lui qui servira de détonateur : signe de l’adultère apparent de lady Windermere, il est revendiqué par Mrs. Erlynne, qui sacrifie, pour cette lady qui est sa fille et qui ne le sait pas, sa réputation (déjà douteuse) et son futur mariage. Mais l’éventail était déjà chez Wilde, évidemment. Ce qu’apporte Lubitsch (et son scénariste Julien Josephson, car le réalisateur a toujours choisi soigneusement ses auteurs), en respectant totalement la structure de l’œuvre originale, c’est un rythme et une forme neufs (2). On a beaucoup salué l’adresse avec laquelle il avait tenu le pari d’adapter une pièce aux dialogues éblouissants en réduisant ceux-ci à une soixantaine d’intertitres à peu près constamment ternes, et purement informatifs : on peut souvent lire les mots sur les lèvres des acteurs, sans qu’aucun carton vienne interrompre la séquence – à la limite, le film aurait pu se passer d’intertitres (comme certains réalisateurs allemands, Murnau ou Lupu-Pick, tentaient alors de le faire) sans que les plans perdent de leur sens. En refusant la facilité des effets de langage (la comédie américaine muette était souvent bavarde, et les cartons nombreux – et drôles), Lubitsch porte son effort ailleurs.

Sur ce qui concerne le dispositif visuel, d’abord : si la musique des rencontres est si prenante, c’est aussi parce qu’elle s’appuie sur un habillage formel de haute graisse. Les décors sont grandioses, identiques à ceux des grandes comédies snob de l’Hollywood des années vingt, où la gentry la moins upper class habitait des palais ; quant aux costumes, pas ceux des hommes, uniformisés par le frac, mais ceux des femmes, ils sont époustouflants : négligés, fourrures, robes d’intérieur ou de soirée, on touche à des sommets d’élégance classieuse, comme dans la réception d’anniversaire, avec l’affrontement des deux fourreaux, blanc contre noir, tout de broderies perlées, de lady Windermere/ May McAvoy et de sa mère/Irene Rich (d’une beauté si troublante qu’on peine à croire à la différence de génération). Il faudra attendre 1932, et les toilettes de Kay Francis dans Haute pègre, du même Lubitsch – à ne pas rater lors de la rétrospective –, pour retrouver une telle symphonie du chiffon, qu’on aurait aimé voir décrite par le Mallarmé de La Dernière Mode.

Mais nous ne sommes pas seulement devant une comédie dans le grand monde ornée d’un défilé de haute couture. C’est un film-piège sur la vanité des apparences (et, si l’on osait l’antimétabole facile, les apparences de la vanité). La réalisation de Lubitsch complète le regard wildien, à la fois dénonciateur et complice, par une dimension d’humour glacé, qui nous partage entre sourire et grincement – toutes les situations se développent sous le signe du malaise, et, avant la pirouette finale qui remet l’(im)morale en place, la détresse consécutive au suicide social de Mrs Erlynne est peu soutenable. Le trait comique un peu appuyé de ses débuts berlinois, la bonne santé rigolarde des Filles de l’aubergiste ou de La Poupée, sont effacés, remplacés par une écriture visuelle sans reproches ; on sait que la morale, plus qu’une affaire de travelling, est une question de cadrage, et le plan des trois harpies quasiment décapitées par le bas du cadre, lors de la réception, en est un exemple majeur.

La recommandation du pénultième paragraphe était de pure forme : il convient de ne rater aucun film de Lubitsch, y compris ceux de sa période allemande, moins connus mais tout aussi délectables, tels Le Palais de la chaussure Pinkus (1916) ou La Princesse aux huîtres (1919). Et derrière les chefs-d’œuvre labelisés, Sérénade à trois (1933) ou la série Maurice Chevalier-Jeanette MacDonald, se cachent quelques perles, comme Rendez-vous (1940), où la mécanique horlogère s’allie à l’émotion la plus pure, et qui peut supporter dix visions sans rien perdre de son éclat. Illusions perdues (1941) nous avait laissé le souvenir le moins prégnant ; l’analyse qu’en offre, en bonus du DVD, l’excellent Lubitsch, le patron, signé Jean-Jacques Bernard et N. T. Binh, nous laisse penser que nous n’avions qu’effleuré le film. Il n’est jamais trop tard pour battre sa coulpe. La Cinémathèque nous propose de réviser nos classiques – que du lourd : Hitchcock cet hiver, Kubrick au printemps. Avouons que le continent Lubitsch comporte plus d’agrément – Brassens l’avait chanté, ou à peu près : « Tout est bon chez lui / Y a rien à jeter / Sur l’île déserte / Il faut tout emporter ».

  1. À rapprocher de la phrase de Michel Audiard (Faut pas prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages) : « Rien que sur sa façon de passer les portes, il y aurait des livres à écrire. »
  2. On l’a vu avec la version postérieure (The Fan, 1949) d’Otto Preminger, pourtant suffisamment proche de Lubitsch pour terminer, après sa mort brutale, La Femme au manteau d’hermine. Il crut devoir raffiner son adaptation en la faisant reposer sur des flash-back. Résultat : un des (rares) films qu’il regrettait d’avoir tourné.
Lucien Logette

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