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Le Chopin d'André Gide

 Il n’y a pas beaucoup d’écrivains pour qui la musique ait eu autant d’importance que pour Gide. Et c’est à Chopin que Gide, praticien assidu du piano, a consacré le plus de temps et d’attention amoureuse. Le livre qui nous intéresse réunit les "Notes sur Chopin" (publiées en 1931 dans la Revue musicale) et divers textes dont notamment certains passages du Journal dédiés à la musique.
André Gide
Notes sur Chopin
 Il n’y a pas beaucoup d’écrivains pour qui la musique ait eu autant d’importance que pour Gide. Et c’est à Chopin que Gide, praticien assidu du piano, a consacré le plus de temps et d’attention amoureuse. Le livre qui nous intéresse réunit les "Notes sur Chopin" (publiées en 1931 dans la Revue musicale) et divers textes dont notamment certains passages du Journal dédiés à la musique.

Ce n’est pas dans les Notes sur Chopin que l’amour de Gide pour la musique est le plus palpable. Gide, pour marquer la supériorité de Chopin, l’oppose trop volontiers à d’autres compositeurs (1). Il oppose Chopin à Wagner en prétendant que le premier est le « moins germanique » des musiciens, c’est-à-dire pour Gide (et, il faut le reconnaître, pour bon nombre de ses contemporains) le moins enclin à l’énormité et aux « excès de tous genres ». Il l’oppose à Schumann, dont la gaîté serait « un peu sommaire et vulgaire », et qui est un poète là où Chopin est un artiste. Cette formulation n’est pas la seule des Notes qui paraisse découpée à l’emporte-pièce. Par exemple, Chopin souffrirait plus que tout autre des « mésinterprétations » dont il peut être l’objet : « Il n’y a que Chopin qu’on trahisse, qu’on puisse profondément, intimement, totalement dénaturer ». Pourquoi Chopin seulement ? Autre exemple : tous les autres musiciens excepté Bach, nous dit Gide, « partent d’une émotion comme un poète qui cherche ensuite les mots pour l’exprimer (…). Chopin, en parfait artiste, part des notes ». Faute d’être étayée, cette affirmation étonnante demeure lettre morte.

Gide oppose « son » Chopin, le Chopin intime, au Chopin des « virtuoses », de ces virtuoses dont il déteste l’assurance. Il semble que pour lui on ne puisse être à la fois virtuose et musicien. Bien sûr, il est un peu périlleux d’attaquer la virtuosité car les raisins verts ne tardent pas à vous revenir en pleine figure, comme en est conscient Gide lui-même dans son Journal : « je hais la virtuosité, mais toujours elle m’en impose et je voudrais pour la bien mépriser en être d’abord capable ; je voudrais être sûr de n’être point le renard de la fable ». C’est l’occasion pour Gide d’opposer cette fois Chopin à Liszt, qui, lui, se laisserait saisir par les « virtuoses ». En tout cas, Gide est convaincant lorsqu’il nous montre comment un tempo excessif peut desservir telle ou telle pièce de Chopin, par exemple le premier Prélude, dont il dit : « ce morceau n’est tout entier que comme une belle vague tranquille (…) et tout vient s’achever sur un remous tendrement exténué ».

« En plus du Chopin des virtuoses, nous dit Gide, il y a celui des jeunes filles », qui pèche par excès de sentimentalité. Le risque existe, qu’André Suarès (article des Nouvelles littéraires de 1932, reproduit ici) prend pour Chopin lui-même ; dans un texte aussi injuste qu’éloquent, Suarès reproche à Chopin, qui « geint même en dansant », sa « rabâcherie perpétuelle de papillon sentimental » ou encore sa « complaisance féminine, un peu dégoûtante dans un homme ».

L’écriture de Gide n’est pas toujours exempte de l’emphase ou de l’afféterie qu’il redoute chez les exécutants de Chopin, comme lorsqu’il nous dit à propos des Préludes : « Tous ne sont pas également importants. Certains sont charmants, d’autres terribles. Il n’en est pas d’indifférents. »

Gide déplore à un moment la manie de certains pianistes de phraser Chopin ; il devrait dire « découper » ou « hacher », car tout l’art du piano consiste précisément pour Chopin dans la justesse du phrasé, comme il en témoigne dans la méthode (les esquisses, plutôt) qu’il a laissée (2).

Selon Gide, l’interprète des œuvres de Chopin doit leur donner une allure d’improvisation, et l’auteur évoque « ce secret d’émerveillement auquel l’âme aventureuse s’expose sur des chemins non tracés d’avance ». C’est vrai, mais ce n’est pas vrai que de Chopin. D’ailleurs, dans son autobiographie, Si le grain ne meurt, Gide raconte qu’adolescent l’écoute du pianiste Anton Rubinstein éveilla chez lui une impression de ce genre : « il ne semblait point tant présenter un morceau que le chercher, le découvrir, ou le composer à mesure » ; Gide n’entendait pas alors du Chopin, Chopin lui était interdit ! La mère de Gide, qui s’appliquait à faire l’éducation artistique de son fils, l’emmenait souvent au concert, mais ne lui autorisait pas la musique de Chopin, qu’elle jugeait « malsaine », trop portée, sans doute, à l’épanchement. C’est une des raisons pour lesquelles Gide aimait rapprocher Chopin de Baudelaire, le poète « malsain » des Fleurs du mal. Autre chose les apparentait à ses yeux, c’était « une égale horreur de la rhétorique (…) et du développement oratoire » (Notes).

C’est dans le Journal surtout qu’on mesure à quel point la musique faisait partie de la vie de Gide, bien au-delà de la tendance pontifiante qu’il a pu manifester ici ou là. Dans le Journal, Gide confesse que la mort ne pourra rien lui enlever à quoi il tiendrait davantage qu’à la musique. Une nuit, il rêve qu’il joue la première Étude de Chopin « d’une manière étourdissante. Un peu comme un aveugle rêverait qu’il a soudain recouvré la vue ». Un soir, l’électricité est coupée, il ouvre un piano et « constate avec désolation » qu’il ne lui reste en mémoire que des bribes de musique. Après avoir délaissé le piano pendant une vingtaine d’années, à quatre-vingts ans il se remet à étudier trois ou quatre heures par jour, « ranimant, écrit-il à un ami, des tisons mal éteints, avec délices et désespoir ».

  1. Or, « préférer, c’est le contraire d’aimer », comme le disait le philosophe Nicolas Grimaldi il y a quelques jours (France-Culture, Radio libre, samedi 19 juin 2010).
  2. Cf. QL n° 1 014, p. 28.
Thierry Laisney

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