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Article publié dans le n°1195 (01 juin 2018) de Quinzaines

C’est l’histoire d’une chatte qui devient folle de rage… Sa maîtresse ayant disparu (et pour cause : elle est dans le coma après une tentative de suicide), les proches de celle-ci répètent exactement la même chose avec l’animal : le négliger, tout en voyant apparaître des symptômes alarmants. « Ce n’est pas moi, c’est l’autre » qui doit, devrait, aurait dû… prendre soin d’elle.
Ella Balaert
Prenez soin d’elle
C’est l’histoire d’une chatte qui devient folle de rage… Sa maîtresse ayant disparu (et pour cause : elle est dans le coma après une tentative de suicide), les proches de celle-ci répètent exactement la même chose avec l’animal : le négliger, tout en voyant apparaître des symptômes alarmants. « Ce n’est pas moi, c’est l’autre » qui doit, devrait, aurait dû… prendre soin d’elle.

Ce livre est un ensemble de trajectoires (de six personnes) autour des deux foyers d’une ellipse que sont la chatte, dont on prend si peu soin qu’elle se jette par la fenêtre, et cette femme dans le coma, qui en ressort par ses propres moyens, mais dont on a pris si peu soin avant son suicide, à peine raté. On voit ici des liens se nouer, se défaire, s’annihiler entre eux, se renvoyer en miroir (et en mouroir), se reconnecter des bouts de passé qu’on croyait totalement disjoints, l’ensemble formant des entrelacs difficiles à décrire, mais qui autorisent de multiples tissages – synonymes de multiples alliages : de mots, de sentiments et d’actes. Ces six personnages – qui ont trouvé leur auteur – sont le père, le frère, l’amant, l’amie, la gardienne d’immeuble et le voisin. Un point commun : ils négligent la chatte et vont la laisser dépérir, malgré l’injonction – la seule – de Jo : « Prenez soin d’elle. »

Au bout de huit jours, ils cessent de s’occuper d’elle, chacun imaginant (ou n’y pensant même pas) qu’un autre ou des autres l’ont fait. Cette chatte, à force de privations, devient folle, casse tout, souille tout, se rend malade en mangeant n’importe quoi et se voit accusée, alors qu’elle est deux fois victime : d’abandon ; du refus de tenir compte du seul vœu de l’absente. Leur haine croissante, palpable – faite de honte et de culpabilité –, la pousse à mourir, en tombant de six mètres de haut sur les pavés de la cour. Une haine qui n’est – à mes yeux de lecteur – que l’animosité envers cette comateuse, qui a osé leur « faire ça », alors qu’ils étaient attentifs, présents, aimants ; mais pas tant que cela, comme le révèlent leurs fragments de récits autobiographiques. Un père fort distant, un frère distrait, un amant vulgaire à souhait, une amie rongée par ses propres problèmes, un voisin muré dans sa solitude et une gardienne gentille mais terrifiée à l’approche de la maladie et de la dégénérescence. Ils ont tous de bons motifs, de bonnes excuses, mais rien ne justifie leur négligence, même si quelques flashes sur leur passé l’éclairent (à moins que cette négligence n’éclaire ce passé).

L’auteur – au style raffiné, chatoyant, éclectique, maîtrisé, concis – nous laisse en pleine ambiguïté : faut-il aimer les chats pour aimer les humains ou non ? Peut-on sacrifier la vie d’un chat à la résurrection d’un humain ? Faut-il distinguer un axe masculin-féminin (trois hommes, trois femmes) et lesquels sont les plus odieux (tous, à mon point de vue) ? Que va devenir Jo, lorsqu’elle apprendra que sa chatte chérie est morte de maladie, un mensonge cousu de fil blanc ? Restera-t-elle aveugle au désordre qu’ils n’ont réparé que superficiellement ? Quelles alliances, quelles oppositions constate ou fait naître ce récit, qui conjugue observations profondes sur la nature humaine et clichés pitoyables (dans la bouche des personnages) ?

Un doute naît : et Jo, aimait-elle sa chatte ? Car si l’on revient au début du récit, on se rend compte – on était passé trop vite – que cette chatte a une chambre à elle (« Une chambre de bébé ? » dit le frère), avec un porte-chat (comme les kangourous des bébés), des boots, un lit parapluie, des jouets pour chat. On pense (je pense) aux chats d’exhibition ou d’exposition, aux chats de « compagnie » qui remplacent Dieu sait qui, aux chats idolâtrés auxquels on prête des vertus surnaturelles (bénéfiques ou maléfiques), bref autant de manières de remplacer un chat réel par un chat imaginaire. De même qu’on imagine, tout autre qu’il n’est, un être humain présent devant soi, car on mélange passé et présent, un plan de réalité et un autre, un récit et un autre, etc.

Il faut lire une seconde fois ce texte pour aller à la recherche de Jo, qui n’y apparaît qu’en filigrane, en transparence, en creux, in absentia. « Ce que sait Madame Kosta, nul ne le saura », c’est-à-dire qui était Jo. Chacun des personnages, lui, en saura un peu plus sur lui-même, mais sans clarté, à tâtons : « Comme une pierre que l’on jette, et qui fait des ronds dans l’eau, elle s’est jetée à l’eau, Jo, et l’eau s’est troublée, de cercle en cercle, famille, amis, voisins, tous baignent dans la même eau et c’en est fini pour tous de la transparence et de la limpidité des choses. » Ont-elles jamais existé ? Et les jeux de langage en tout genre, et leur fluidité, ne sont-ils pas là, précisément, pour rendre chatoyante et nourricière cette eau, porteuse universelle des êtres vivants ?

Michel Juffé

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