On est prié d’ouvrir les yeux : faut-il lire Mein Kampf ?

Article publié dans le n°1167 (16 févr. 2017) de Quinzaines

Un livre-programme Alors que les éditions Fayard s’apprêtent à publier une version intégrale de Mein Kampf...

Un livre-programme

Alors que les éditions Fayard s’apprêtent à publier une version intégrale de Mein Kampf[1], agrémentée de commentaires critiques, les polémiques fusent. Elles révèlent que leurs auteurs n’ont guère lu ce livre, pourtant accessible depuis plusieurs années sur Internet[2], ou feignent de ne pas l’avoir lu. Car ce « combat » n’est pas un tissu d’absurdités et d’abominations : c’est une doctrine cohérente, bien qu’exprimée avec maladresse et beaucoup de répétitions, et un programme que le parti national-socialiste mettra en pratique.

Dans ce livre je relève cinq idées majeures, exposées avec une forte continuité :

Au sein de l'humanité, il existe une race supérieure, les Aryens. L'Aryen est le « Prométhée de l'humanité ; l'étincelle divine du génie a de tout temps jailli de son front lumineux ». Il épargne les hommes de race inférieure, les soumet et leur impose une activité utile, bien que pénible.

Le progrès de l'humanité est celui de cette race, que rien ne doit entraver, selon un principe de « sélection natu­relle » bien compris.Il faut en premier lieu renforcer la race pure, en évitant toute cause d'affaiblissement. Il faut ensuite protéger la race de tout mélange, car ce mélange affaiblit le fort, le contamine par les tares du faible.

Par conséquent, il est vital d'établir un parti unique strictement dévoué à ses chefs, et élimi­nant tout parti concurrent. La victoire des Aryens vien­dra non par des idées scientifiques, mais « dans un fanatisme ani­mateur et dans une véritable hystérie ». Le mouvement qui porte cet idéal doit éviter toute alliance, car elle l'af­fadirait. La doctrine raciste n'en tolère au­cune autre : « elle exige impérieuse­ment la reconnaissance exclusive et totale de ses conceptions, qui doivent transformer toute la vie pu­blique ».

4° Ce parti aura pour tâches d'amener l'ensemble du peuple à suivre ses chefs, d'éduquer la jeunesse dans l'idéal raciste, de réduire le rôle des malades et des faibles. Le parti ouvrier allemand national socialiste (NS­DAP) doit lutter contre les marxistes, dont les thèses toxiques, comme celles de l'égalité des hommes, ne visent qu'à la domina­tion des Juifs. Il doit partir du principe « qu'un homme dont la culture scienti­fique est rudimentaire, mais de corps sain, de ca­ractère hon­nête et ferme, ai­mant à prendre une décision, et doué de force de volonté, est un membre plus utile à la commu­nauté nationale qu'un infirme, quels que soient ses dons intellectuels. »

5° Ce programme n'aboutira qu'à condition de se défaire des Juifs (et de leurs avatars marxistes), source de toute corruption. Les Juifs sont les grands coupables de la défaite de l'Allemagne en 1918, les artisans d'un « empoisonnement massif de la nation » : le goût de l'argent, celui du « savoir », la croyance en l'égalité des êtres hu­mains, le pacifisme. Le Juif n'a pas de religion : il n'a aucune croyance en la vie après la mort ; le Talmud « enseigne seulement à mener ici-bas une vie pratique et suppor­table ».

Ce programme doit être soutenu par une intense propa­gande continuelle, qui touche les senti­ments du peuple. Il faut des théoriciens mais surtout des organisateurs. L'organisateur « doit essayer de tenir compte de la faiblesse et de la bestialité pour créer un organisme vivant, d'une vigueur inébranlable, parfaite­ment approprié à propager une idée et à lui ouvrir le chemin du succès. [...] Il sera toujours un meilleur Führer que le théoricien méditant loin des hommes et loin du monde ». 

Un climat favorable

Hitler n’a pas créé les nazis et son livre n’est qu’une extension de leurs thèses. Dès 1920, le NSDAP« exigeait » une Grande Allemagne, dont les seuls citoyens soient les Allemands « de sang » (ayant priorité pour trouver du travail, être soignés, éduqués, etc.), fermée à toute nouvelle immigration, disposant d’une presse uniquement « germanique », combattant les judéo-bolcheviques, comme en témoigne son journal, le Völkischer Beobachter ; il est urgent « de balayer les Ostjuden et la vermine juive en général avec un balai de fer ». Des mesures doivent être prises telles que l’« introduction de listes de juifs dans chaque cité ou communauté, le retrait immédiat des juifs des emplois du gouvernement, des bureaux de presse, des théâtres, des cinémas, etc. ». Pour éviter que, privés d'emploi, les Sémites puissent nous nuire, il faut les « placer dans des camps de concentration[3] ». Dès 1920, les Allemands pouvaient connaître les intentions de ce parti et ils ont voté pour lui massivement sachant ce qu’il projetait :le NSDAP obtint près de 44 % des voix aux élections législa­tives du 5 mars 1933 et 88 % au référendum de 1934. En 1938, le parti est passé de 3,5 à 6 millions de membres, soit un allemand sur dix. Entre 1932 et 1938, le nombre de chômeurs est passé de 6 millions à 250 000. Le peuple croit en ses gouvernants, malgré les brutalités continuelles, les meurtres, l’envoi des « indésirables » dans des camps. 

En revanche, les nazis exaltent la femme « aryenne » dans son rôle de mère et d’épouse[4], l’embrigadent dans des organisations féminines afin d’assurer la cohésion de la « communauté du peuple[5] ». Ils lui fixent des objectifs « industriels » : une moyenne de quatre enfants par foyers (« deux pour le renouvellement de la génération, un pour la guerre et un en plus »). 

Fort de cette « renaissance », Hitler proclama une loi d’allégeance à sa personne en janvier 1938 ; en avril furent mis en vente des timbres à son effigie avec la mention : « Qui veut sauver un peuple doit agir en héros » ! Un « héroïsme » qui considère que les Juifssont « à exterminer comme les puces et les punaises » (Goebbels, juillet 1935) aboutira, après des restrictions et des humiliations de plus en plus lourdes, à l’extermination de dix millions de civils, dont la plus grande partie des Juifs d'Eu­rope. Il est moins connu que les luthériens et leurs pasteurs ont contribué à l’ascension des nazis, par leurs votes[6]et leurs thèses : peuple élu de Dieu, les Allemands doivent s’armer (avant 1914) puis se réarmer (après 1919), étendre leurs colonies, régénérer la race par des méthodes biologiques, forger leur caractère, préférer la martiale violence au lâche pacifisme, rechercher un homme fort qui deviendra le chef incontestable – que ce soit par le biais de la monarchie ou de la démocratie[7]. Les nazis ont massivement réédité le livre de Luther, Des juifs et de leurs mensonges[8]

Une très longue histoire… qui n’est pas terminée

Le IIIe Reich a des racines très profondes. L’antijudaïsme (le terme « antisémite » date de la fin du XIXe siècle) est justifié par Tertullien, et prend forme dès le IVe siècle : les Juifs subissent l’anathème, les mariages mixtes sont interdits, ils n’ont plus le droit d’occuper un emploi public ou militaire. La synagogue est assimilée à la maison de Satan. Au VIIIe siècle, le concile de Meaux édicte plusieurs règles pour les isoler. Ils sont accusés de tuer des enfants chrétiens pour boire leur sang ; d’empoisonner les puits d’eau ; de provoquer la peste. Plusieurs fois au XIIIe siècle, ils doivent porter un signe distinctif. Les ghettos, d’abord créés par les juifs pour se protéger, sont devenus, depuis le XVIe siècle, des lieux d’enfermement. Le pangermanisme est plus récent. Il estexalté en particulier chez certains philosophes alle­mands (Fichte, Schelling, Hegel) au tournant du XIXe siècle, et repris sous une forme plus voilée par Heidegger et ses épigones. Il revient en force avec les nazis, qui associent l’esprit germain-nordique (qui s’est, selon eux, répandu dans la Grèce ancienne et chez les plus anciens Romains) et le plus pur racisme, puisque cet « esprit » est biologique, avec une aversion prononcée pour les juifs, les chrétiens et autres non-Germains qui ont un effet dissolvant sur la culture, les mœurs et la pensée[9]. 

Faut-il lire Mein Kampf ? Sans aucun doute, pour notre propre édification, car – en France – la xénophobiel’emporte sur toute velléité d’ouverture, de concorde et de coopération, même au sein de l’Europe ; car l’affirmation de « l’identité française » est une dépréciation permanente des autres peuples, des autres mœurs, des autres valeurs ; car le danger réel et éprouvé du radicalisme musulman est amalgamé à un « retour du religieux » assimilé au fanatisme et à l’obscurantisme, alors que rien ne manque autant de nos jours qu’une réelle culture religieuse-et-politique, grâce à laquelle on peut appréhender la diversité des croyances, de leurs sources, de leurs interprétations, des futurs possibles qu’elles portent… à l’opposé de l’idéologie monolithique et uniforme des puristes contemporains, tels que les partisans du « choc des cultures » (les unes étant « bonnes » et les autres « mauvaises »), qui ne comprennent pas que les cultures se perpétuent d’autant mieux, de tous temps, qu’elles sont métisses, hybrides et composites[10].

[1] Paru en Allemagne en deux volumes en juillet 1925 et décembre 1926, éditions Max Aman. Rédigé en prison, où Hitler purge une peine de cinq ans de détention (réduite à 13 mois) pour avoir participé à une tentative de putsch l'année précédente. Traduit en français en 1934, Nouvelles éditions la­tines. Le traducteur précisait qu'il voulait avertir les dirigeants français du « dogme » en vigueur en Allemagne. Tiré à 10 millions d'exemplaires en Alle­magne entre 1925 et 1945. En 2008, il s'en était vendu 80 millions dans le monde. Aucune nouvelle édition complète n'a paru en France depuis 1934.
[2] <http://www.abbc3.com/historia/hitler/mkampf/fra>
[3] N° 20, 10 mars 1920. Cité dans Documents on the Holocaust, Yad Vashem, 1988.
[4] En 1902, Friedrich Naumann proclame que l'Allemagne doit parvenir à 80 millions d'habitants. En 1905, il écrit : « La jeunesse de la nation dépend de la vigueur de l'instinct maternel de ses filles […] Tout travail féminin doit s'effacer devant le travail de la mère de famille ». Cité par Rita Thalmann, Protestantisme et nationalisme en Allemagne de 1900 à 1945, Klincksieck, 1976.
[5] Le Bund Deutscher Mädel (Ligue des jeunes filles allemandes) – fondé en 1934 – s'occupe des adolescentes de 10 à 18 ans. L’adhésion y est obligatoire à la suite d’une loi du 1er décembre 1936. Les femmes peuvent être membres du NSDAP, au début en tant que membres « utiles » (infirmières, cuisinières). Puis leur nombre augmente : 5 % de femmes en 1933, 17 % en 1937.
[6] Lors des élections législatives de 1932, les circonscriptions électorales les plus favorables au NSDAP sont toutes protestantes ; les plus hostiles sont toutes catholiques. L’électorat protestant ne résiste que dans trois circonscriptions (Berlin, Hambourg, Wurtemberg) sur 23. Georges Castellan « Les forces d'opposition à l'avènement du IIIe Reich », Revue d'histoire de la Deuxième Guerre mondiale, octobre 1959.
[7] Comme l’écrit Rita Thalmann (op. cit.) : « C’est le ‘’poids du passé’’, cet ancrage psychique et affectif de la majeure partie du peuple allemand dans le cadre patriarcal autoritaire de l’Empire, allié […] au désir confus de briser ‘’l’oppression mécaniste’’ de la société industrielle dont il se sent la victime, qui conduit à cet amalgame de concepts sociaux réactionnaires et d’émotions révolutionnaires qu’est toute mystique nationaliste en général et le national-socialisme en particulier ». Elle constate que les adhésions religieuses des Allemands n'ont guère varié durant quarante ans, malgré les bouleversements économiques, politiques et sociaux.
[8] Ce texte est d'une grande violence et très cru dans ses descriptions : selon eux, dit-il, nous sommes de pauvres larves ; leurs prophètes les ont blâmés : ils se sont obstinés ; si leur Messie venait ils le chasseraient ; ils font passer Dieu pour un menteur ; ils se disent meilleurs alors que nous avons la même origine, depuis Abraham ; ils nous considèrent comme sales et puants car non circoncis, alors que ce qui compte est la circoncision du cœur et de l'esprit (comme le dit la Bible) ; ils veulent détruire les chrétiens ; ils ne s'attachent qu'aux aspects extérieurs de la religion, comme les papistes qui pratiquent le baptême sans foi (p. 32).
[9] À cet égard, voir le magnifique et très documenté livre de Johann Chapoulot, La Révolution culturelle nazie, Gallimard, janvier 2017.
[10] A ce sujet : Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours, sous la direction de Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora, Albin Michel, 2013.

Michel Juffé

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