« Nous sommes des antihéros ». Entretien avec Denis Michelis

Dans cet entretien, Denis Michelis, auteur de trois romans, nous révèle combien la violence et la littérature allemande, souvent macabre et sombre, ont influencé son écriture et pourquoi nous sommes tous des antihéros.
Dans cet entretien, Denis Michelis, auteur de trois romans, nous révèle combien la violence et la littérature allemande, souvent macabre et sombre, ont influencé son écriture et pourquoi nous sommes tous des antihéros.

Velimir Mladenović : Pourquoi l’adolescence est-elle si fascinante pour vous ?

Denis Michelis : C’est une bonne question ! Si je devais faire de la psychologie de comptoir et parler de moi (ce qui n’est pas dans mes habitudes), je dirais que j’ai connu une adolescence compliquée à un certain moment et où il m’a fallu jouer l’adulte très rapidement, presque du jour au lendemain et, bien entendu, cela a influencé mon écriture. Et c’est justement ce qui me fascine chez les adolescents : cet âge de l’entre-deux. Où l’individu a encore un pied dans l’enfance (la douceur, l’innocence, la fiction, l’imaginaire), tout en s’avançant vers le réel dans tout ce qu’il comporte de plus cruel, de plus impitoyable. Dans La Chance que tu as, le personnage est confronté de plein fouet à la violence du monde du travail, ses parents l’abandonnent littéralement à son sort. Dans Le Bon Fils, l’ado subit la pression parentale et sociale de devenir un bon élève, un bon fils. Au départ, il se rebelle, il préfère vivre dans un monde de fantasmes, dans un monde où l’on parle aux arbres (son confident est un frêne), mais, peu à peu, il va l’abandonner pour devenir un adulte froid, calculateur. Enfin, dans État d’Ivresse, le fils n’a d’autre choix que de jouer les pères de substitution en prenant soin de sa mère alcoolique. Son adolescence a été tout simplement sacrifiée sur l’autel de la déréliction familiale.

VM : Votre premier roman, La Chance que tu as, est plein de mystère. Comment la littérature allemande a-t-elle influencé votre écriture et vos pensées ? 

DM : Enfant, j’ai lu et surtout écouté (en Allemagne, les audiolivres existent depuis bien plus longtemps qu’ici) les contes des frères Grimm et d’Andersen. Des histoires sombres, macabres, qui ne se terminent pas toujours très bien (on est loin de Walt Disney). C’était ma première entrée en littérature et, aujourd’hui encore, je connais bon nombre de contes par cœur. Ce que j’aimais dans ces histoires – et que j’aime encore –, c’est le mélange de réalisme et de fantastique. De quotidien (dans les contes, les personnages ont bien souvent des tâches domestiques des plus banales, des plus harassantes, comme filer la laine, chercher de l’eau, partir en forêt pour en ramener du bois) et de merveilleusement inquiétant. Et puis il y a cet aspect « roman familial » dans les contes : il n’est question que de rapports aux parents, aux beaux-parents, aux demi-frères et demi-sœurs qu’on nous impose et ça, pour un écrivain, c’est passionnant à explorer, tous ces rapports de force qui existent au sein d’un même foyer. Ensuite, il y a eu la lecture de Kafka, l’écrivain moderne par excellence, celui qui a su comme personne exprimer notre désarroi face au monde contemporain. L’écrivain qui a (re)placé l’antihéros au centre du récit. C’est-à-dire nous au centre de notre propre histoire. Car, en vérité, nous sommes des antihéros, nous n’aspirons à pas grand-chose ; peut-être aimerions-nous changer le monde, mais ce monde est à ce point absurde que, peu à peu, il nous engloutit. Mes trois romans contiennent cette idée, à savoir que nous évoluons dans un environnement que nous ne maîtrisons pas et qui finit par nous anéantir. 

VM : Vous avez mentionné que vous aviez été le témoin de la violence à l’école. D’où vient cette violence omniprésente dans vos romans ?

DM : Quand j’étais ado, l’un de mes camarades m’avait confié qu’en dessous d’une certaine note (quatorze sur vingt) sa mère, une mère modèle, catholique, très souriante, et qui conduisait une belle voiture, lui filait une gifle. Il nous avait raconté cette histoire sans émotion particulière dans la voix, comme si, au fond, tout cela était normal. Le Bon Fils est né de ce souvenir et, en règle générale, mes romans prennent leur source dans un détail resté en mémoire, une scène qui m’obsède et dont je ne sais que faire, si ce n’est un livre ! Et, chaque fois, ce dernier contient de la violence, de la violence domestique, cachée derrière quatre murs, là où en vérité nous passons le plus clair de notre temps. Une violence que nous ne cessons de taire.

Si j’ai décidé d’écrire, c’est justement pour dire ce que nous refusons d’admettre. Ce qui nous tue le plus, c’est la violence domestique (physique et psychologique), celle faite aux femmes, aux enfants, aux plus vulnérables… Elle est partout et pour autant invisible : on la trouve au coin de la rue, chez nos voisins, et peut-être même au sein de notre propre foyer. 

[Denis Michelis, né en Allemagne en 1980, est un journaliste, écrivain et traducteur français. Il a publié trois romans : La Chance que tu as, Stock, 2014 ; Le Bon Fils, Noir sur blanc, 2016 ; État d’ivresse, Noir sur blanc, 2019.]

Velimir Mladenović

Vous aimerez aussi